Alors que les défenseurs de la cause animale mobilisent l’opinion publique pour faire interdire la chasse à courre, les adeptes de la vénerie activent leurs puissants soutiens, jusqu’au sommet de l’Etat.
Au téléphone, la voix est un peu éteinte. Loïc Dombreval, député La République en marche (LRM) des Alpes-Maritimes, semble contrarié. Ce lundi 18 décembre, il a pris connaissance, comme beaucoup de Français, du week-end familial d’Emmanuel Macron à Chambord. Le nouvel élu ne trouve rien à redire à l’escapade privée du chef de l’Etat, mais cet ancien vétérinaire, fervent défenseur de la cause animale, s’avoue troublé par la présence du président, le vendredi soir, à l’exposition du « tableau de chasse », après la journée de battue dans le domaine royal. Une quinzaine de sangliers tirés au fusil et entourés de quelques branches de sapin gisaient sur le sol. Flambeaux, garde républicaine sabre au clair pour rendre les honneurs au gibier, rien ne manquait à la tradition.
« Pas de photo ! Pas de photo ! », avait insisté l’Elysée, conscient qu’un cliché d’animaux morts ensanglantés risquait de choquer, surtout avant les fêtes de Noël. Mais la Fédération nationale des chasseurs (FNC) n’a pas résisté à poster une image de la cérémonie sur son compte Twitter. Willy Schraen, son volcanique président, qui comptait parmi les invités, ne rate jamais une occasion de souligner ses accointances avec le pouvoir. La scène a désolé Loïc Dombreval. Le parlementaire a alors réalisé que son combat pour faire abolir la chasse à courre d’ici à la fin de la législature était plutôt mal engagé. On ne chasse plus à courre à Chambord depuis 1947, le parlementaire le sait, mais cet affichage présidentiel aux côtés des nemrods est un mauvais présage : « Même si l’opinion est de plus en plus sensibilisée à la question du bien-être animal, je crois que cette abolition va être très difficile à obtenir. »….
Depuis l’abattage, le 21 octobre, d’un cerf réfugié dans un pavillon d’une petite commune de l’Oise, en bordure de la forêt de Compiègne, plusieurs pétitions anti-chasse à courre circulent sur les réseaux sociaux. Le 22 novembre, Laurence Rossignol, sénatrice (PS) de ce département, a déposé une proposition de loi pour interdire la pratique cynégétique, qui entraîne, selon elle, « de plus en plus de conflits avec les promeneurs et les riverains » et « n’aide en rien à la régulation des espèces ». Quelques jours plus tard, une lettre ouverte, « Abolition de la chasse à courre ! », signée par 21 ONG, a été adressée à Nicolas Hulot, le ministre de la transition écologique. « Je me suis entretenue avec lui après l’assassinat de ce pauvre cerf, confie au Monde Brigitte Bardot. Il m’a dit sa détestation de cette chasse cruelle et m’a promis un grand débat sur la condition animale début 2018. Mais assez de bla-bla, nous, on veut des actes ! 84 % des Français nous soutiennent ! »
Déchaînement de passions
Du côté des « pour » comme des « anti », la vénerie déchaîne beaucoup plus les passions que n’importe quelle autre chasse. Alain Bombard a fait les frais de cet affrontement qui dure depuis des dizaines d’années. Le célèbre naufragé volontaire, nommé le 23 mai 1981 secrétaire d’Etat à l’environnement, déclare alors que la chasse à courre est un « privilège moyenâgeux méritant d’être supprimé ». Les chasseurs, écoutés par François Mitterrand, lui conseillent aussitôt de « retourner à ses chères crevettes ». Le 23 juin, un mois après son entrée au gouvernement, il est débarqué.
Le sujet est si sensible que deux chercheurs du CNRS, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, aujourd’hui retraités, y ont consacré une étude à la fin des années 1980. Deux ans sur le terrain, puis un livre, La Chasse à courre (Payot, 1993). « Cette pratique est un fait social total mobilisant la vie, la mort, le sacré, les arts plastiques, la littérature, la musique, juge encore aujourd’hui Monique Pinçon-Charlot. Elle est aussi le support de rapports sociaux très vivants qui structurent la vie rurale. »
Leur ouvrage reçut, après sa sortie, le premier prix du livre de vénerie. « Vous vous rendez compte ! Deux communistes, disciples de Bourdieu, qui comprennent que notre chasse est un art cynégétique qui n’a rien d’aristocratique, c’est fantastique ! » se félicite Pierre de Boisguilbert, membre du comité de direction de la Société de vénerie aux côtés de Pierre de Roüalle, Olivier de la Bouillerie et Henry Séchet.
« Peu d’ouvriers de chez Renault »
Assis dans l’un des salons cossus du Musée de la chasse et de la nature, somptueux hôtel particulier du quartier parisien du Marais, le retraité, porte-parole de ses pairs, s’applique à rappeler quelques fondamentaux « trop souvent oubliés par les médias », d’après lui. La chasse à courre, insiste-t-il, « est bien vivante »,puisqu’elle représente aujourd’hui en France 389 équipages – « deux fois plus qu’en 1914 » –, répartis entre la grande vénerie (44 % des adhérents), qui se pratique à cheval et poursuit le cerf, le chevreuil ou le sanglier, et la petite vénerie (56 %), à pied, plus populaire, pour lapins, lièvres et renards. Il y en aurait pour toutes les bourses : 200 euros de cotisation annuelle pour courir après un lapin mais entre 2 000 et 4 000 euros pour être membre d’un équipage au cerf. « Dans la grande vénerie, c’est vrai qu’on trouve peu d’ouvriers de chez Renault », lâche-t-il finalement, comme une évidence.
Daniel Saadetian confirme : il ne compte aucun « prolo » dans sa clientèle. « Des gros agriculteurs, des notaires, des aristos, des banquiers, là oui… » Ce digne héritier de Coluche est tailleur sur mesure à Paris. « Vénerie-Théâtre-Uniformes, à votre service depuis 1926 », lit-on sur la carte de visite de la boutique que son grand-père et son père ont tenue avant lui. Son atelier de 30 m2 est un fouillis où pendent plusieurs tenues de grands veneurs surfilées. Du jaune, du bleu, du vert, du rouge… Chaque équipage arborerait-il ses propres couleurs ? « Absolument. Mais, pour commencer, on ne dit jamais jaune mais jonquille ; pas bleu mais bleu roy avec un y, ou alors bleu sarcelle, sarcelle comme le canard, hein, pas comme Aubervilliers… Pour le vert, c’est vert forestier, le bon terme. »
Ce titi parisien a créé des costumes de théâtre pour Jacques Weber, Claude Brasseur et Francis Huster, et connaît tout de l’univers cynégétique. Un veneur à part entière, énonce-t-il savamment, s’appelle un « bouton ». Il a le droit de porter culotte, gilet et redingote aux couleurs de l’équipage. Mais il y a aussi le « gilet » : « Celui-là est un cran au-dessous, puisqu’il ne paie que 50 % de la cotisation. Il revêt le gilet de l’équipage mais doit se satisfaire d’une redingote noire. » Le bouton ? « Pris au sens premier, il orne les redingotes ainsi que les gilets. L’animal chassé y est représenté en laiton doré avec souvent une application supplémentaire en argent massif. Ça vaut une blinde ! » Au final, avec la bombe, les bottes à chaudron, comme celles portées par les mousquetaires d’Alexandre Dumas, l’ensemble, calcule le tailleur, revient entre 6 000 et 7 000 euros au minimum. « Nous sommes au théâtre… Ces chasseurs sont en représentation. Sinon ils auraient un jean et un blouson », juge sur pièces l’artisan.
Une assemblée à grande majorité masculine
Par respect pour ses clients, l’homme ne cite aucun d’entre eux. Néanmoins intarissable, il évoque cette « grande bourgeoise » venue pour un dernier essayage et mécontente du col vermillon de sa redingote. « Elle m’a dit qu’elle allait avoir du mal à dénicher un rouge à lèvres assorti mais qu’en revanche ce vermillon ferait bien apparaître le crêpe noir qu’elle porte toujours, le 21 janvier, pour l’anniversaire de la mort de Louis XVI. »
Revenons à nos boutons. En ce mardi de décembre, on découvre ces tenues dont parle si bien Daniel Saadetian. L’équipage Champchevrier – culotte et gilet amarante (bordeaux) et redingote ventre de biche (beige clair) –, l’un des plus anciens de France, s’est donné rendez-vous à 9 h 30 au Relais Saint-Hubert, à Marigné-Laillé (Sarthe), au cœur de la forêt de Bercé, où Louis XI en personne chassait déjà le cerf. Après salutations et cafés, l’assemblée, à grande majorité masculine, se dirige vers la salle à manger pour « prendre les œufs », avant de monter à cheval. Au menu : charcuterie, deux œufs avec jambon et vin à volonté.
A la table de gauche, les boutons, les gilets et leurs invités. A la table de droite, les palefreniers, le piqueux – l’homme chargé de gérer la meute – et ses aides, les valets de chiens. Chacun à sa place. Une heure plus tard, au carrefour forestier du Rond des Clos, les cavaliers sont en selle, trompes de chasse en bandoulière, pour entendre le « rapport » de ceux qui ont fait le bois tôt le matin afin de localiser les cervidés. Autour des redingotes à cheval, des suiveurs à pied, à vélo ou en voiture, une trentaine de personnes au total, toutes classes confondues, surtout des retraités venus assister au spectacle comme on va à la fête du village.
Un groupe d’étude à l’Assemblée nationale
Combien comprennent le vocabulaire utilisé ? Ce langage si particulier des veneurs où le « sentiment » désigne l’odeur de l’animal qu’il faut réussir à « forcer », c’est-à-dire à épuiser en le sortant avec brutalité de son train habituel. Ce travail fondamental est dévolu aux chiens, les vrais acteurs de la chasse à courre. Le veneur, lui, ira « servir » l’animal, entendez lui transpercer le cœur à l’arme blanche, une fois qu’il aura renoncé à fuir et qu’il sera aux abois, entouré par la meute.
« Nous tuons vite la bête pour qu’elle souffre le moins possible, précise Pierre de Boisguilbert. De toute façon, les animaux n’ont pas conscience de leur mort. » Vraiment ? Des examens biochimiques effectués sur des échantillons de muscle et de sang de cerfs pourchassés caractérisent pourtant un grand stress et une souffrance spécifique. « Plus nous étudions les animaux, plus nous découvrons des sensibilités qu’on ne leur soupçonnait pas et que l’homme a longtemps refusé de voir », affirme François Moutou, vétérinaire et épidémiologiste, membre de la Société française pour l’étude et la protection des mammifères. En ce jour de décembre, l’équipage Champchevrier a « pris » son cerf, le huitième en dix-sept chasses.
L’annonce, mercredi 20 décembre, de la création d’un groupe d’étude « condition animale », au Palais-Bourbon, a fini par réconforter Loïc Dombreval, qui en fut l’un des plus ardents promoteurs. Le député sait pourquoi Emmanuel Macron dorlote à ce point les chasseurs. Le président veut ménager le Sénat, un repaire de porteurs de fusil. L’Elysée aura en effet besoin de la Chambre haute, tenue par la droite, pour faire adopter sa réforme constitutionnelle en 2018. Gérard Larcher, le patron des sénateurs, est, comme on sait, un passionné de chasse et un grand soutien de la vénerie. N’a-t-il pas consacré sa thèse de vétérinaire au « poitevin », un chien de chasse à courre ? La bataille s’annonce rude.
LE MONDE | (Marigné-Laillé (Sarthe), envoyée spéciale)