Lancée en Afrique du Sud, la monnaie virtuelle est adossée à la valeur de la corne des pachydermes, décimés par le braconnage.
C’est un appel à l’aide, lancé par le plus gros éleveur de rhinocéros d’Afrique du Sud. « Je suis bientôt sur la paille. A ce rythme, je peux tenir jusqu’en mars. Ensuite, je devrai vendre. » John Hume, 76 ans, élève plus de 1 600 rhinocéros dans son ranch de 8 000 hectares, soit 5 % de la population totale mondiale du pachyderme en voie d’extinction. Comme 300 autres professionnels du pays, il vend des animaux qui repeupleront les parcs nationaux et les réserves privées de la région. Et s’intéresse aussi à la valeur de leurs cornes.
Cet Afrikaner a organisé en 2017 la première vente aux enchères de cornes de rhinocéros par Internet. Des cornes qu’il prélève régulièrement en endormant ses animaux, selon une technique indolore, assure-t-il, et qui repoussent en deux ans environ. Avant d’organiser cette vente, en août, il est parvenu, devant la Cour constitutionnelle sud-africaine, à faire briser un moratoire datant de 2009 sur la vente domestique, alors qu’à l’international, le commerce de la corne est illégal depuis 1977.
Mais les enchères n’ont pas eu l’effet escompté. « Avec tous les obstacles que m’a mis le gouvernement, peu d’acheteurs se sont présentés », poursuit-il. Pis, le ministère de l’environnement n’a toujours pas délivré les permis de vente pour le peu de cornes qui ont trouvé acquéreur. « Donc ça ne m’a toujours rien rapporté », dit-il.
Sécuriser les troupeaux
Son problème, c’est que les coûts liés à la sécurisation de ses troupeaux ont « explosé » ces dernières années. « Il y a cinq ou six ans, cela ne représentait rien. Maintenant j’en ai pour 2,5 millions de rands par mois[155 000 euros], c’est la moitié de mes coûts opérationnels », affirme-t-il. En moyenne, plus de 1 000 rhinocéros sont tués chaque année en Afrique du Sud, qui compte 80 % de leur population mondiale, principalement dans les grandes réserves animalières.
Face à ce fléau, le monde de la protection des rhinocéros est divisé en deux camps et s’écharpe notamment sur la question du commerce de cornes. D’un côté, de grandes ONG considèrent que légaliser la vente peut encourager la demande, et donc le braconnage. De l’autre, des associations et des éleveurs estiment que la surenchère sécuritaire ne permet pas de dissuader les braconniers, puisqu’en face d’eux, les rangers tirent même à balles réelles.
John Hume affirme avoir investi plus de 80 millions d’euros depuis le début de son projet, en 1993. Dans l’idéal, il cherche un riche partenaire financier, prêt à partager les coûts exorbitants pour protéger sa ferme. Oscillant entre espoir et résignation, il explore toutes les possibilités. La dernière en date se trouve dans un milieu bien éloigné de celui du septuagénaire : celui des cryptomonnaies. Début juin, un groupe de traders, de protecteurs des animaux et de vétérinaires a lancé à Johannesburg le « rhinocoin ».
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Le principe : chaque « coin » équivaut à un gramme de corne de rhinocéros. Les cornes sont stockées dans un coffre-fort dont l’emplacement est tenu secret. Le rhinocoin peut ensuite être échangé sur une plate-forme en ligne contre des rands, la monnaie sud-africaine, ou des bitcoins. Au final, le procédé est le même que celui de l’étalon-or, sur lequel les grandes monnaies étaient indexées jusqu’au XXe siècle.
« Le débat entre pro- et anti-commercialisation dure depuis des années, et en attendant, les rhinos meurent. Donc on a cherché une approche différente, pour obtenir des fonds afin de financer des actions de terrain, un peu comme Médecins sans frontières, expose Alexandre Wilcox, trader d’une vingtaine d’années spécialisé dans les cryptomonnaies et à l’initiative du projet. Mon oncle élevait des rhinos qui ont été massacrés. En général, les braconniers font un carnage : ils enlèvent les cornes à la hache alors que l’animal est toujours vivant », rapporte-t-il.
Traçage par ADN
A la différence du bitcoin, une monnaie entièrement virtuelle qui connaît une accumulation de piratages, le rhinocoin s’adosse sur un actif physique de haute valeur, explique M. Wilcox. Jusque-là, les cornes de rhinocéros étaient très recherchées, surtout en Asie, pour d’imaginaires vertus médicales, alors qu’en réalité, elles sont uniquement composées de kératine, comme l’ongle humain. « Désormais, on se rend compte que les acquéreurs misent sur l’extinction de l’espèce et veulent de la corne principalement pour sa valeur », assure M. Wilcox. Sur le marché noir, la corne de rhinocéros dépasse le cours de l’or.
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Mardi 3 juillet, le rhinocoin s’échangeait à 112 rands (environ 7 euros). Pour l’instant, plus de 600 000 rhinocoins sont en circulation, ce qui correspond à plus de 600 kg de cornes. Lorsqu’un propriétaire de cornes échange un kilo contre 1 000 rhinocoins, la Fondation Rhinocoin en garde 46 % pour financer des actions de protection et ses propres coûts. « Le modèle s’adresse aussi bien aux éleveurs privés qu’aux grands parcs nationaux, précise M. Wilcox. Mais chaque corne doit impérativement être tracée par ADN, donc on n’accepte pas les spécimens issus du braconnage. »
Le propriétaire de cornes peut, lui, revendre ses rhinocoins pour financer ses dépenses de fonctionnement et de sécurité. Pour l’instant, John Hume a récupéré environ 2 000 euros grâce à la cryptomonnaie. « Très franchement, il faut encore voir si ça décolle, ajoute-t-il, dubitatif. La triste réalité, c’est que pour l’instant, ces bêtes valent plus mortes que vivantes. »
LE MONDE | Adrien Barbier (Johannesburg, correspondance)
photo
: Prélèvement d’une corne sur un rhinocéros anesthésié, en 2016 à Klerksdorp, en Afrique du Sud. SIPHIWE SIBEKO / REUTERS