Notre capacité à relever le défi climatique et à promouvoir plus de justice envers les autres, y compris envers les animaux, suppose un remaniement profond de nos représentations sur la place de l’humain dans la nature.
Dès que nous prenons au sérieux notre vulnérabilité et notre dépendance à l’égard des écosystèmes, nous comprenons que notre habitation de la Terre est toujours une cohabitation avec les autres.
Ainsi, l’écologie, la cause animale et le respect dû aux personnes vulnérables ne peuvent être séparés. De plus, la conscience du lien qui nous unit aux autres vivants fait naître en nous le désir de réparer le monde et de transmettre une planète habitable.
C’est à cette éthique qui n’a rien à voir avec des injonctions moralisatrices et culpabilisantes que ce recueil ouvre la voie.
A propos du Coronavirus
« L’épidémie doit nous conduire à habiter autrement le monde »
Pour la philosophe Corine Pelluchon, le défi consiste à « faire de cette crise l’occasion d’une transformation individuelle et collective ».
Frontières fermées, services de santé débordés, économies à l’arrêt… Face à la propagation du coronavirus, notre société mondialisée se découvre profondément fragile. Que peut nous apprendre cette vulnérabilité ?
L’épidémie de Covid-19 peut nous enseigner beaucoup sur nous-mêmes et sur notre civilisation. Elle nous rappelle, en premier lieu, la profonde vulnérabilité humaine dans un monde qui a tout fait pour l’oublier. Nos modes de vie et tout notre système économique sont fondés sur une forme de démesure, de toute-puissance, consécutive à l’oubli de notre corporéité. Celle-ci n’est pas seulement le fait d’avoir un corps et d’être mortel, mais elle désigne la prise en compte de la matérialité de notre existence et de notre dépendance à l’égard des conditions biologiques, environnementales et sociales de notre existence : la santé est la condition de notre liberté.
Nous qui nous pensions définis surtout par notre volonté et nos choix, nous sommes arrêtés par cette passivité essentielle, par notre vulnérabilité (de vulnus,qui signifie « blessure » en latin), c’est-à-dire par l’altération possible du corps, par son exposition aux maladies et son besoin de soin et des autres.
Que peut nous apporter la prise de conscience de cette dépendance ?
Cela peut sembler paradoxal, mais la conscience de cette vulnérabilité est une force. La vulnérabilité est une fragilité, mais reconnaître que nous sommes dépendants les uns des autres conditionne aussi notre responsabilité. Seule l’expérience de nos limites, de notre vulnérabilité et de notre interdépendance peut nous conduire à nous sentir concernés par ce qui arrive à autrui, et donc responsables du monde dans lequel nous vivons.
Un être qui se croit invulnérable ne peut pas se sentir responsable ni agir en conséquence. L’autonomie, ce n’est pas le fantasme d’une indépendance absolue, hors sol, mais reconfigurée à la lumière de la vulnérabilité, elle devient la résolution de prendre sa part dans les épreuves communes.
En nous rappelant brutalement notre fragilité, cette crise est aussi l’occasion de se poser la question de sa responsabilité. Il est devenu impératif de modifier les modes de production, de consommation et d’échanges, bref d’opérer la transition vers un autre modèle de développement et de réorganiser la société. Chacun est-il prêt à se réformer pour faire sa part dans cette œuvre commune qui n’est pas forcément un fardeau, mais peut être un projet stimulant ?
Lors des premiers appels au confinement, on a vu une partie de la population continuer à se regrouper, dans une forme de déni du risque. Comment expliquer ce phénomène ?
Les mauvaises nouvelles se sont accumulées ces derniers temps, et souvent elles étaient présentées de manière seulement culpabilisante. Quand on annonce une crise, qu’elle soit sanitaire ou écologique, les individus se sentent souvent impuissants. Alors ils fuient ou ont l’impression que cela ne touchera que les autres. Ils ne veulent pas croire ce que pourtant ils savent, et s’enferment dans le déni ou le présentisme. C’est un réflexe psychologique de défense qu’il importe de lever en apprenant à traverser ses émotions négatives, afin de regarder les choses en face sans perdre sa capacité d’agir.
Il existe aussi une dichotomie entre la raison et les émotions, entre le fait de savoir et celui de comprendre. On peut être très intelligent, connaître les modes de circulation d’un virus, si l’on ne se sent pas vulnérable, si l’on n’a pas cette capacité à être concerné par autrui, on peut faire preuve d’irresponsabilité et continuer à s’embrasser aux terrasses des cafés. Le philosophe Günther Anders, qui travaillait sur la perception du risque nucléaire, a montré ce décalage : on sait d’un point de vue rationnel que la bombe atomique est catastrophique mais on ne l’assimile pas. Cela peut s’appliquer aussi à ce que nous vivons aujourd’hui, à ces risques liés à la mondialisation que l’on a su créer et dont les conséquences nous échappent.
A l’inverse, on assiste aussi à des scènes de panique dans les magasins ou d’exode vers des régions jusque-là préservées, au risque de diffuser plus massivement le virus. Comment passer d’une peur pour soi à un sentiment de responsabilité vis-à-vis des autres ?
La peur peut générer un comportement d’irrationalité et conduire à la panique ou au repli comme on le voit à travers certaines réactions à cette crise. Elle peut aussi conduire à la colère, à l’indignation, comme c’est le cas d’une partie de la population, souvent jeune, face à la crise climatique. Mais la peur est aussi le seul moyen de se confronter à ses propres limites. Sans cette confrontation, il n’existe pas de sagesse.
Toutefois, pour que notre prise de conscience des risques et de notre responsabilité soit un savoir vécu, incorporé, la peur ne suffit pas. Il faut la transformer, avoir l’intelligence de sa peur, afin que cette expérience du négatif se commue en une réflexion sur nos limites et que l’angoisse ouvre à la résolution d’agir de manière responsable.
Apprendre à avoir peur, c’est prendre la mesure d’une réalité difficile, voire effrayante, pour répondre à la situation en tenant compte de ce que l’on peut faire ici et maintenant. C’est aussi appuyer son entendement sur celui d’autrui, avoir confiance dans les experts qui consacrent leur vie à ces sujets, au lieu d’écouter le premier venu. L’humain doit être éclairé pour se transformer. Il faut du courage, dont « le courage d’avoir peur », comme dit Günther Anders. Le courage n’est pas la témérité, car il ne détruit pas la peur. Il ne se laisse pas non plus anéantir par elle, mais la surmonte.
Certains affirment que cette épidémie représente un « rappel à l’ordre », un signal d’alarme pour éveiller nos consciences à d’autres modèles de société, de production et de développement. Qu’en pensez-vous ?
Je n’aime pas la formule de rappel à l’ordre qui renvoie à l’idée d’une punition divine. Ce qui est sûr, c’est que l’épidémie souligne la démesure et l’irrationalité de notre système de production et de consommation. Il existe une convergence des crises écologique et sanitaire. On constate que les nouveaux virus sont souvent d’origine animale, car, à force d’occuper toutes les terres, nous détruisons l’habitat des animaux sauvages et les condamnons à se rapprocher de nous.
Par ailleurs, dans une économie mondialisée, les virus circulent. Nous ne maîtrisons plus les effets de cette multiplicité des échanges. Les conséquences en termes de mortalité et pour l’économie seront terribles. Nous sommes les victimes d’un système économique que nous avons créé et qui est fondé sur l’aveuglement face aux limites planétaires et aux conséquences sanitaires de l’obsession du profit et du primat de la quantité sur la qualité.
Quelles leçons peut-on en tirer, selon vous ?
Cette crise nous oblige à mûrir. Il importe de combler l’écart entre la conscience et l’action, et de réduire le décalage entre ce que nous faisons et ce que nous savons. La clé est de travailler sur le lien entre nos représentations (notre manière de nous penser et de penser notre rapport au vivant), nos évaluations (liées aux biens que l’on chérit), nos émotions et nos comportements. Il s’agit de repenser notre manière d’habiter la Terre – et de cohabiter avec les autres vivants, notamment les animaux – en revenant à plus de tempérance et de bon sens.
Oui, notre modèle de développement génère des risques sanitaires colossaux et des contre-productivités sociales, environnementales, psychiques. Non, le soin, la protection des plus fragiles, l’éducation, l’agriculture et l’élevage ne peuvent pas être subordonnés au diktat du rendement maximal. Il importe d’organiser le travail en fonction du sens des activités et de la valeur des êtres impliqués.
Cette pandémie peut être l’occasion de réfléchir à une transition, progressive, adaptée, qui n’est pas seulement liée à la réduction de nos gaz à effet de serre, mais représente un vrai projet de civilisation. Nous avons déjà commencé : j’ai été heureuse que le président de la République évoque des « décisions de rupture »dans son allocution télévisée du 12 mars. J’attends la suite.
Ne risque-t-on pas d’oublier le risque dès que cette pandémie sera terminée, et de relancer le système ?
Malheureusement, ce n’est pas l’épidémie elle-même qui nous mènera à cette transformation. Comme l’expérience de la maladie ou des guerres, la crise que nous traversons peut être oubliée. Il serait terrible que chacun revienne, après cette crise, à la vie d’avant, ou que l’on s’en remette à la technique, comme on le voit aussi avec ceux qui croient en la géo-ingénierie pour lutter contre le réchauffement climatique. Bien sûr, comme tout le monde, je souhaite que l’on trouve rapidement un vaccin contre le Covid-19. Mais la science et la technique ne suffisent pas.
Le vrai défi, aujourd’hui, c’est de faire de cette crise l’occasion d’une transformation individuelle et collective, afin que la conscience de notre vulnérabilité, de notre appartenance à un monde plus vaste que soi, de notre lien au vivant, devienne un savoir incarné et vécu qui transforme notre comportement. Pour contrer la tentation de la démesure, de la toute-puissance – ce que les Anciens appelaient l’hubris –, c’est à nous de prendre le temps individuellement et collectivement de réfléchir à la société dans laquelle nous voulons vivre.
Comment cette prise de conscience peut-elle s’organiser ?
Avec le confinement, nous faisons l’expérience d’un rétrécissement de notre vie sociale et d’une diminution de nos activités. La solitude peut faire souffrir, mais aussi donner ou redonner envie de l’autre et des autres. Elle peut aussi nous confronter à la question du sens. C’est l’occasion, par exemple, de réfléchir à ce qui, pour chacun de nous, est vraiment important, de distinguer ce dont on ne peut pas se passer et ce qui relève de la distraction au sens pascalien du terme, au sens où cela nous détourne de nous-mêmes ou relève d’une fuite en avant.
Ceux qui ont fait l’expérience de la maladie savent qu’elle ralentit et rétrécit la vie, et qu’elle révèle aussi ce qui est essentiel. Cette épidémie peut être l’occasion de se demander ce qui a du sens dans une vie humaine : est-ce prendre l’avion pour un séjour de quelques jours ou pour une conférence plus ou moins utile à l’autre bout du monde ? Acheter du miel qui vient du Brésil, tolérer que la viande ait traversé huit pays avant d’atterrir dans son assiette et qu’elle ait coûté autant de souffrances aux animaux ? Comment faire mieux avec moins ?
Quel peut être le rôle du philosophe en temps de pandémie ?
Le travail du philosophe, c’est d’ouvrir un horizon d’espérance, de donner des outils pour réparer le monde, mais aussi préparer l’avenir, en permettant à chacun de se les approprier et de faire sa part. Nous ne sommes pas condamnés au chaos. On peut initier une transition. Il ne s’agit pas de réparer le monde pour qu’il soit comme avant, mais de proposer des alternatives et d’innover.
L’espérance, dit Bernanos, n’a rien à voir avec l’optimisme, qui n’est souvent qu’un ersatz d’espérance, voire l’expression du déni. L’espérance, dit-il, c’est du désespoir surmonté. Il me semble que, face à une telle catastrophe, nous devons collectivement redessiner des manières d’habiter la Terre qui soient sages, et accueillent la pluralité du monde et des formes de vie. C’est le sens de l’écologie : la sagesse de l’oikos (le « foyer » des Terriens), la sagesse de notre habitation du monde qui est un monde commun.
Le Monde, 23 mars