Un rapport rendu public mardi par plusieurs ONG pointe le déclin massif des effectifs des poissons migrateurs, qui ont chuté de 76% entre 1970 et 2016. Stefanie Deinet, chercheuse pour la Société zoologique de Londres et qui a participé à la rédaction de l’étude, en explique les raisons.
C’est un pourcentage vertigineux. Selon un rapport inédit rendu public mardi par plusieurs ONG de protection de la biodiversité – la Fondation mondiale pour les poissons migrateurs (WFMF), l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) et le WWF notamment –, les populations mondiales de poissons migrateurs (qui nagent partiellement ou exclusivement en eau douce durant leur cycle de vie) ont chuté de 76% entre 1970 et 2016. Un déclin massif de l’ordre de 3% par an et semblable à la chute vertigineuse des effectifs des animaux d’eau douce sur la même période.
Cette tendance est en réalité très variable selon les régions du globe. L’Europe est le continent où les poissons migrateurs souffrent le plus. Les familles d’espèces, comme les esturgeons et les anguilles sont menacées de disparition dans leur globalité. Pour Libération,la zoologiste britannique Stefanie Deinet, chercheuse pour la Société zoologique de Londres (ZSL), fait l’exégèse des conclusions de ce rapport, dont elle est l’une des principales autrices.
Comment êtes-vous arrivés à la conclusion d’un déclin aussi massif des poissons migrateurs depuis cinquante ans ?
Nous avons utilisé toutes les données de l' »indice de planète vivante » [un état des lieux de la biodiversité à l’échelle mondiale, ndlr] sur les poissons migrateurs, afin d’évaluer les tendances d’évolution des populations de ces espèces entre 1970 et 2016. Cet index contient des séries temporelles relatives aux espèces de vertébrés – oiseaux, mammifères, poissons, reptiles et amphibiens – du monde entier. Ces données sont des mesures de l’abondance ou de la taille des populations surveillées de manière cohérente dans le temps qui, une fois agrégées, donnent leur évolution moyenne. Or, nous avons observé un déclin moyen de 76% des populations de ces espèces. Puisqu’il s’agit d’une évolution moyenne, cela veut dire que certaines espèces ont vu leurs effectifs drastiquement chuter et que d’autres ont vu leurs effectifs croître sur cette même période. Cependant, les espèces en déclin semblent connaître une évolution de leurs effectifs beaucoup plus importante que les espèces dont les effectifs sont en augmentation, ce qui aboutit à une tendance générale à la baisse.
Comment l’expliquez-vous ?
Les poissons migrateurs sont démesurément menacés par rapport aux autres groupes de poissons, voire en comparaison avec les autres vertébrés. Dans les cinquante dernières années, ils ont été victimes de diverses menaces, en particulier de la dégradation et de l’altération de leur habitat. Beaucoup de rivières ont été rendues infranchissables par la construction de barrages, empêchant ainsi les individus migrants d’atteindre les lieux de reproduction.
Quelles sont les principales menaces auxquelles font face ces poissons ?
Dans notre cohorte, qui inclut environ 20% des espèces de poissons migrateurs d’eau douce, la perte, la dégradation et l’altération de l’habitat, qui affectent environ la moitié des populations en déclin, constituent les principales menaces. Ensuite vient la surpêche, qui touche un tiers des populations. Beaucoup d’espèces font aussi face à des combinaisons de menaces, différentes en fonction des régions. Si les barrages sur les cours d’eau posent un vrai problème, les effets du changement climatique et de la pollution ne doivent pas être sous-estimés. D’ailleurs, le changement climatique devrait jouer un r^pole très significatif dans ce déclin à l’avenir.
Certaines espèces retrouvent cependant des couleurs. Comment et pourquoi ?
Nous savons que les populations de poissons migrateurs peuvent se rétablir à condition que les écosystèmes soient mieux gérés. C’est le cas de la truite fardée (Oncorhynchus clarkii) dans l’ouest des Etats-Unis, qui a été sauvée grâce à un programme de conservation mené sur dix ans. Il impliquait des lâchers d’espèces locales, élevées en écloseries, après l’élimination d’une espèce de truite non indigène. Le contrôle de la pollution au profit des poissons anadromes [qui migrent de l’eau salée vers l’eau douce pour se reproduire] dans la rivière Delaware, la restauration de la continuité de la rivière Segura (Espagne) et la destruction de barrages sur la rivière Penobscot (Maine, Etats-Unis) sont autant d’autres exemples de bonne gestion. Trouvez la menace, traitez-la et la plupart des espèces se rétabliront.
Dans ce cas, que peut-il être fait pour empêcher la disparition de ces poissons à l’échelle du globe ?
Pour faire face à leur déclin, nous devons restaurer et protéger ces espèces et leur habitat, mais aussi nous assurer que les obstacles à leur migration sont supprimés. Nous devons également veiller à ne pas surconsommer de poissons, réduire notre empreinte carbone et plastique ainsi que prendre au sérieux la nécessité de lutter contre le changement climatique. Cela passe par le dialogue : avec les décideurs comme le public. Mais comme nombre de ces espèces parcourent de grandes distances et traversent les frontières, la volonté politique doit également être transfrontalière, et la conservation comme la planification doivent être mises en œuvre à l’échelle des bassins-versants. Car si nous ne faisons rien, nous courons le risque de voir les populations de ces espèces se réduire à peau de chagrin, voire d’en perdre certaines. Ce qui aurait par ailleurs des répercussions sur les écosystèmes dont dépendent les poissons migrateurs.
Florian Bardou/Libération/31 juillet
photo : Une anguille d’Europe, espèce en «danger critique d’extinction» selon l’UICN, photographiée à Bouzigues (Hérault) le 2 juillet 2019. Photo Boris Horvat. AFP