Dans cette région boisée du Centre-Val-de-Loire, l’engrillagement de vastes parcs réservés à la chasse s’accélère. Une pratique légale, mais qui perturbe la circulation des animaux. Et défigure le territoire, selon les associations et les chasseurs locaux.
Les roues du pick-up s’enfoncent dans les trous d’eau du chemin de terre. Derrière la vitre, les sous-bois de fougères défilent. Le véhicule s’arrête à hauteur d’un rabatteur, un gaillard au regard fermé, fusil à l’épaule. «Bonne balade», lâche le gars. «Ça les agace qu’on soit là», souffle Raymond Louis, en pointant du doigt les grillages de cette propriété. Le bonhomme, 69 ans dont presque autant à sillonner les routes du coin, défend depuis une vingtaine d’années une «Sologne ouverte.» Avec son épouse Marie, ils ont fondé l’association des Amis des chemins de Sologne, pour défendre les chemins ruraux contre l’engrillagement. «Ils saccagent la Sologne, regrettent les Louis. Nos petits-enfants ne la verront jamais comme nous l’avons connue.»
Dans la région, le sujet divise. Les pourfendeurs déplorent d’abord le «labyrinthe» qu’est devenu ce territoire de 500 000 hectares pour les animaux. Les chasses pratiquées dans ces parcs privés posent aussi un souci d’éthique. Elle «s’artificialise», disent les connaisseurs : plus nombreuses, les bêtes ont peu de chance de s’échapper. «Ce n’est plus la chasse de Maurice Genevoix», regrette le sénateur LREM François Patriat, qui chasse parfois dans la région. «Ces grillages permettent de faire des tueries dans les parcs, abonde le patron de la fédération des chasseurs du Loir-et-Cher, Hubert-Louis Vuitton. Ce n’est pas la chasse traditionnelle que j’apprécie.»
Un «combat qui dérange»
Fougères écrasées, pieds des arbres écorcés, terre retournée… La densité d’animaux dans ces parcs dérègle aussi la biodiversité. «C’est une catastrophe», glisse Sébastien Camus, président de l’Association chasseurs promeneurs et faune libre en Sologne (ACPFLS). Régisseur d’une propriété privée (non-engrillagée) à Yvoy-le-Marron, il raconte ce «combat qui dérange», évoque les intimidations et montre ces hectares de terres jouxtant son lieu de travail, défigurées par les animaux enfermés entre des grillages.
Les chasseurs du cru sont les premiers à déplorer la pratique. Les images de tableaux de chasse de plusieurs dizaines, voire centaines de bêtes abattues lors d’une seule journée de chasse s’échangent dans les villages. «Vous retrouvez des carcasses dans les poubelles des aires d’autoroute, en direction de Paris», raille un élu local. «C’est une légende», s’agace Benjamin Tranchant, quand on lui parle de ces tableaux de chasse démesurés.
Le président du groupe Tranchant – une vingtaine de casinos en France -, assure que les grillages sont «regrettables», mais indispensable : «On est victimes quotidiennement de dégradations, de pénétrations […] Des camions qui vident leurs gravats, des chevaux, des camping-cars.» Et ajoute : «J’assume d’être clôturé. Et ceux qui dénoncent nos pratiques de chasse n’y sont jamais allés.»
Comme dans toute bataille, chaque camp a son porte-étendard. Nicolas Vanier, le réalisateur de l’Ecole buissonnière – une ode à la Sologne de son enfance –, est un engagé de longue date. Il raille ces «kermesses cynégétiques» que sont selon lui ces chasses privées. «C’est à celui qui fait le plus grand tableau […] Pour y parvenir, tout est permis.» Lui-même chasseur, il assure que ce n’est pas «un combat de Solognots contre les Parisiens.» «Ces « nantis », sont les bienvenus. A condition qu’ils respectent nos territoires», prévient-il.
Bottin mondain de la chasse
Les grands propriétaires, eux, se font plus discrets. Face aux critiques, ils dégainent à qui veut l’entendre le Code civil. «Il faut respecter le droit de propriété privée, sans jalousie», explique Olivier Dassault. Le député LR de l’Oise et héritier de l’empire industriel familial fustige «une petite poignée d’extrémistes qui hurle» contre les grillages. «Quand j’invite des gens importants, je ne veux pas qu’ils passent la journée sans tirer un coup de feu», se défend le propriétaire. Sans convaincre les opposants à cette pratique. «Au nom de la propriété privée, ils défigurent la nature», dénonce le sénateur socialiste du Loiret Jean-Pierre Sueur.
Qui sont-ils, ces «engrillageurs» ? Quelques dizaines de patrons du CAC 40, capitaines d’industrie, ou fortunés venus s’installer dans ce coin tranquille. Les noms se chuchotent dans la région. Une liste du Bottin mondain de la chasse qui alimente les rumeurs. Et les silences. Toutes ces fines gâchettes se retrouvent quelques week-ends dans l’année. Les invitations sont privées. Et donc prisées. Autour de la table, après une journée de chasse, on parle affaires, on fait «du business», dit Patriat.
Lui chasse parfois à Chambord, le joyau de François Ier à l’ouest de la Sologne : 5 000 hectares de forêts, où sont organisées «une quinzaine de battues dans l’année», explique l’élu de Côte-d’Or. De Gaulle y conviait Adenauer, le président LR du Sénat Gérard Larcher y croise l’ex-président PS de l’Assemblée nationale Claude Bartolone, ministres étrangers et grands patrons tirent ensemble le chevreuil… «On fantasme sur Chambord. Il n’y a rien de secret», tempère Patriat. En Sologne, les petits Chambord se trouvent à Salbris, Vannes-sur-Cosson ou Saint-Viâtre. Ici vient chasser un producteur de cinéma, là un géant du BTP… «On est les monstres», soupire Benjamin Tranchant, avant d’ajouter : «Si on n’était pas là, ça serait quoi leur Sologne ?»
«On ne peut pas concevoir la Sologne sans la chasse»
«On ne va pas aller se plaindre des résidences secondaires dans nos communes», répond le sénateur centriste du Loir-et-Cher Jean-Paul Prince, lorsqu’on l’interroge sur ces grandes fortunes décriées dans la région. Ils font travailler nos petits commerçants. C’est une économie importante ici : on ne peut pas concevoir la Sologne sans la chasse.»Olivier Dassault abonde : «Vous savez combien de personnes je fais travailler ? Une centaine.» L’argument, plutôt usé tant le pays du Raboliot de Genevoix a été transformé ces dernières décennies, est balayé par François Cormier-Bouligeon, député LREM du Cher. «Quand les premiers sont arrivés, ils ont racheté des propriétés, ont investi, travaillé avec des artisans locaux, déroule l’élu. Puis ils ont commencé à se barricader, à faire venir des prestataires. Aujourd’hui, certains ne viennent qu’un ou deux week-ends par an, et ne consomment rien sur place. Il ne reste plus de leur présence que les désagréments. Et donc des désenchantements.»
Dans ce triangle forestier entre Orléans, Blois et Bourges, l’hectare se négocie aujourd’hui autour des 10 000 euros. Le kilomètre de grillage se facture lui «environ 30 000 euros», assure un connaisseur local. Le plus gros des transactions chez Barnes, l’un des leaders de l’immobilier de luxe, se fait autour de Paris, en Normandie… Et en Sologne. Des châteaux en pierre de taille, des domaines de chasse entourés de bois et d’étangs, qui se vendent parfois plusieurs millions d’euros. La plupart de ces propriétés s’étendent sur quelques centaines d’hectares, parfois un millier. L’oligarque russe Iskander Makhmudov, a acheté un de ces vastes domaines, à Soings-en-Sologne, il y a une dizaine d’années. «Il vient de temps en temps, murmure un local. On ne le connaît pas, il est très discret.» Une vingtaine de salariés travaillent dans cette propriété de 800 hectares, cernée de caméras, et dont la sécurité a été assurée par la société de Vincent Crase, un proche d’Alexandre Benalla. Makhmudov, proche de Poutine, est également propriétaire d’un parc de chasse de 500 hectares à Ménars, près de Blois. Autant de bouleversements dans cette région, qui ne fut longtemps qu’un paysage marécageux et impropre à la culture, avant d’être assainie par Napoléon III au XIXe siècle.
Sur les routes de la région, les kilomètres de grillages défilent, devant les forêts de châtaigniers et de chênes. «La Sologne est un espace magnifique et très sensible, fait valoir François Bonneau, le président de la Région Centre-Val-de-Loire. Mais son image est en train d’être abîmée. Ses villages vont mourir […] Il ne restera que des grandes propriétés, ouvertes quelques week-ends dans l’année. Je n’ai pas envie que la Sologne devienne un désert humain.»
«Les gens se révolteront»
Pascal Bioulac raconte l’histoire de ce sol «difficile et pauvre», devenu terrain de jeu des riches propriétaires. Pour le maire de Lamotte-Beuvron, commune de 5 000 âmes, «la racine du problème est ancienne.» «Il y a toujours eu des propriétaires terriens en Sologne, des vieilles familles de fermiers. Aujourd’hui, il n’y a plus d’agriculteurs. Ceux qui partent vendent au plus offrant.» Pour lui, le problème est celui de la «souveraineté alimentaire.» L’Auvergnat d’origine, en Sologne depuis une vingtaine d’années, résume sa pensée d’une formule : «Il faut faire pousser du blé ici, plutôt que des clôtures.»
Comment alors enrayer le phénomène ? Le député François Cormier-Bouligeon, soutenu par des élus locaux, milite pour une interdiction de la chasse dans les enclos et de l’importation des cervidés sur le territoire. Il discute depuis plusieurs mois avec les ministères concernés. Aujourd’hui, la pression s’accentue sur les «engrillageurs». En décembre 2018, le Conseil régional a adopté un amendement inscrit au Schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires (Sraddet) : les clôtures érigées doivent désormais ne pas dépasser 1,20 mètre, laisser un espace de 30 cm au-dessus du sol et être construites exclusivement à l’aide de matériaux naturels. Des règles devant encore être retranscrites au niveau dans les plans locaux d’urbanisme intercommunaux (PLUI). «Si le législateur ne remet pas de l’équilibre, les gens se révolteront, craint Cormier-Bouligeon. Et d’ajouter : «On est né là, on y vit et on y mourra. Engrillager la Sologne, nous ne l’accepterons jamais.»
Victor Boileau/Libération, 2 février 2021
Photo : Paris, vendredi 29 janvier 2021 / Les grillages en Sologne (Cyril Zannettacci / VU’ pour Libération)