Tribune. Aux Invalides, en plein Paris, est établie une colonie de lapins depuis de nombreuses années. Ces lapins ne sont pas des animaux sauvages ; ils ne vivent pas dans la nature sauvage. Ce ne sont pas davantage des animaux domestiques ; ils ne sont pas sous le joug des êtres humains. Ils ont malgré tout élu domicile en plein Paris. Ces lapins sont au seuil de la domesticité. Pour cette raison, ils font partie de la grande famille des animaux liminaires (du latin limen, qui signifie « seuil »), où ils côtoient les animaux domestiques retournés à l’état sauvage, les animaux sauvages dont l’habitat n’est plus qu’un îlot perdu dans l’océan du développement urbain, etc.
Le caractère liminaire n’est pas biologique mais sociologique. Il n’existe pas d’animaux liminaires par nature. Un même animal peut, au cours de sa vie, changer de catégorie. Un lapin de compagnie abandonné et accueilli par une garenne établie sur un territoire progressivement urbanisé aura d’abord été domestique, sauvage puis liminaire. L’hypothèse a déjà été observée.
Repenser les parcs
L’adjectif liminaire permet de désigner une catégorie bien spécifique d’animaux etd’éviter leur invisibilisation. Ce qu’on ne nomme pas n’existe pas. Nommer permet de représenter, d’analyser, de comprendre et aussi de donner un statut. Les animaux liminaires, en effet, ont besoin d’un statut, car ils sont à leur place en ville : n’ayant pas « la possibilité (en tant qu’individus) de retourner vivre dans la nature sauvage, ils font donc partie de nos sociétés et nous ne pouvons pas légitimement les en exclure »(Will Kymlicka et Sue Donaldson, Zoopolis,une théorie politique des droits des animaux, Alma éditeur, 2016).
C’est pourquoi notre association demande que les dictionnaires attribuent un sens supplémentaire au mot « liminaire ». Cette nouvelle entrée s’appliquerait aux animaux : sont liminaires les animaux qui vivent en liberté dans l’espace urbain. Cette définition permettrait une véritable réflexion sur ce que pourrait être une cohabitation pacifique avec les animaux liminaires, réflexion qui porterait en priorité, d’une part, sur les habitats, d’autre part, sur l’emploi de méthodes non létales pour limiter les populations.
En premier lieu, la question des habitats est vitale pour eux. Sans habitat, il n’y a pas d’animaux. En ville, les espaces verts leur permettent de vivre (construire des nids, creuser des terriers, élever leurs petits…) et de se nourrir. Les villes doivent donc accorder plus de place aux animaux liminaires ; ce qui implique de repenser complètement les parcs et jardins, qu’il faut à la fois protéger contre les empiètements urbanistiques et partager avec eux.
Piégés et tués
En second lieu, le recours à des solutions non létales en vue de limiter les populations d’animaux liminaires doit être sérieusement étudié. Notamment l’usage de méthodes contraceptives, nécessaires pour certaines espèces, doit être soumis à examen.
L’image très dégradée de nombreux animaux liminaires fait malheureusement obstacle à la prise en compte de leurs intérêts. Ainsi, pigeons et rats sont accusés d’être porteurs de maladies transmissibles aux êtres humains. Les animaux qui bénéficient d’une meilleure image, comme les lapins, sont cependant piégés et tués. Même l’émerveillement que suscitent les cygnes n’empêche pas de leur refuser la place dont ils ont besoin. Ces manifestations de rejet, qui provoquent la souffrance et la mort de nombreux animaux en ville, ne sont plus acceptables.
Aussi avons-nous demandé à la maire de Paris la création d’un groupe de travail pluridisciplinaire en vue d’expérimenter des méthodes efficaces et non létales afin de cohabiter avec les populations d’animaux liminaires, en particulier les rats. Cette solution associe l’économie d’argent public − gaspillé dans des campagnes d’empoisonnement inefficaces − à la construction d’une société apaisée et bienveillante envers les animaux. La mairie de Grenoble prévoit d’ailleurs de réunir prochainement un tel groupe de travail.
Nous appelons donc le plus grand nombre, en particulier celles et ceux qui « font » la ville – élus, urbanistes, architectes, écologues, plus généralement philosophes, universitaires et journalistes – à employer le terme « liminaire », quelle que soit, par ailleurs, leur conception des relations entre les êtres humains et les animaux. Un monde plus juste passe par la justesse des mots qui le décrivent.