Notre affaire à tous et Pollinis lancent une action en justice visant les défaillances du processus d’autorisation des produits toxiques, cause majeure de la dégradation du vivant.
Après le « premier grand procès climatique en France », l’heure est-elle au premier grand procès pour la biodiversité ? Alors que le pays a été condamné pour la première fois en février pour n’avoir pas respecté ses engagements de réduction des gaz à effet de serre entre 2015 et 2018, les associations Notre affaire à tous et Pollinis lancent, jeudi 9 septembre, une action en justice inédite contre l’Etat pour manquement à ses obligations de protection du vivant. Une annonce faite depuis Marseille, où les acteurs de la défense de l’environnement du monde entier sont réunis à l’occasion du congrès de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN).
A la différence de l’action pour le climat « L’affaire du siècle », qui portait sur l’incapacité des autorités à atteindre leurs grands objectifs de lutte contre le réchauffement, cette procédure a une dimension plus restreinte : le recours en carence fautive vise les défaillances du processus d’autorisation et de mise sur le marché des pesticides. « Sur la biodiversité, il y a encore très peu d’engagements chiffrés opposables, explique Chloé Gerbier, porte-parole de l’association de juristes Notre affaire à tous, à l’origine de “L’affaire du siècle” au côté des ONG Greenpeace, Oxfam et la Fondation Nicolas Hulot. Notre injonction et nos demandes sont beaucoup plus précises. »
Une première mondiale
Avec cette procédure, soutenue par le réalisateur et militant écologiste Cyril Dion, les deux associations entendent faire reconnaître la responsabilité de la France dans l’érosion catastrophique de la biodiversité. « Malgré tous les discours, et au mépris des lois et des conventions nationales, européennes et internationales, l’Etat français a failli à mettre en place un système d’homologation des pesticides réellement protecteur des pollinisateurs et de la faune en général », affirme Nicolas Laarman, délégué général de Pollinis.
« Par son ampleur et sa visée, ce recours constitue une première mondiale », ajoute Cécilia Rinaudo, coordinatrice générale de Notre affaire à tous. En mai, la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) a assigné en justice non pas l’Etat, mais Bayer et Nufarm, les deux principaux producteurs en France d’imidaclopride, l’insecticide néonicotinoïde le plus largement utilisé dans le secteur agricole.
Les pesticides sont de plus en plus fréquemment présentés par les scientifiques comme l’une des causes majeures de la crise de la biodiversité, et notamment de la disparition des insectes. « S’il est difficile de hiérarchiser les facteurs de déclin des pollinisateurs, il y a un consensus sur le rôle des pesticides dans cette baisse, confirme Rémy Vandame, chercheur en écologie des abeilles au Mexique et coprésident du groupe de spécialistes de l’UICN sur les abeilles sauvages. Il y a notamment une corrélation temporelle entre la baisse de leurs populations et la commercialisation des insecticides néonicotinoïdes dans les années 1990. »
Le recours massif aux pesticides est aussi mis en cause dans le déclin vertigineux de l’avifaune. En France, par exemple, ce sont les populations d’oiseaux vivant dans les milieux agricoles qui ont connu la baisse la plus spectaculaire au cours des trente dernières années : elles ont chuté de 29,5 %. Les néonicotinoïdes ont des effets direct sur ces animaux en les empoisonnant, et indirect en réduisant leurs ressources. Plus largement, un grand nombre d’espèces et de milieux sont contaminés.
« Une question de priorités »
Malgré les alertes, le processus d’homologation et de mise sur le marché de ces produits au niveau européen, vivement critiqué depuis une vingtaine d’années, reste défaillant. Dès 2013, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) a pointé les failles des tests réglementaires et appelé à leur renforcement, sans que cela n’ait été suivi d’effets. En juillet 2020, la Cour des comptes européenne déplorait quant à elle que les évaluations des risques des pesticides pour les pollinisateurs sauvages « continuent de reposer sur des orientations obsolètes qui ne correspondent ni aux exigences légales ni aux connaissances scientifiques les plus récentes ».
« D’abord, on teste les produits sur des espèces cobayes, par exemple les abeilles à miel, qui ne sont pas représentatives de toutes les autres espèces d’abeilles sauvages, détaille Julie Pecheur, directrice du plaidoyer à Pollinis. Ensuite, on teste seulement certains effets de toxicité aiguë : ni les effets chroniques, ni les effets sublétaux, ni les effets cocktail ne sont systématiquement évalués. Et on autorise la mise sur le marché de produits sur la foi d’études réalisées par les industriels eux-mêmes. »
Si le processus d’autorisation se fait au niveau européen, Notre affaire à tous et Pollinis considèrent que l’Etat aurait dû agir pour mettre un terme à cette situation, au nom notamment du principe de précaution. Lors de l’ouverture du congrès de l’UICN le 3 septembre, Emmanuel Macron a reconnu que la France n’allait « pas assez vite » en matière de réduction de l’usage de ces produits et s’est engagé à porter, lors de la présidence française de l’Union européenne, au premier semestre 2022, « une initiative forte de sortie accélérée des pesticides ». « Ce n’est qu’au niveau européen que nous y arriverons », a-t-il insisté.
« C’est une posture de toujours dire que c’est au niveau européen que ça bloque, rétorque Julie Pecheur. En réalité ce sont bien les Etats membres qui empêchent les avancées. Et au niveau national, on aurait pu faire plus ! » « La réautorisation des néonicotinoïdes pour les betteraviers [décidée fin 2020, de manière temporaire] est une preuve que les actes ne suivent pas le discours, estime aussi Rémy Vandame. C’est une question de priorité : est-ce que l’on veut maintenir l’agriculture intensive ou d’abord protéger la biodiversité ? »
Après la mise en demeure adressée jeudi à plusieurs ministères, l’Etat dispose d’un délai de deux mois pour réagir aux demandes des associations. Si sa réponse n’est pas jugée suffisante, elles déposeront alors leur recours devant le tribunal administratif de Paris.