Face à la chute vertigineuse des populations d’oiseaux, transformer son jardin en havre pour les fragiles volatiles est tentant, mais risqué.
Je savais l’enfer pavé de bonnes intentions, mais j’ignorais jusqu’à récemment que, sous les fameux pavés, pouvaient se trouver du gazon, quelques fleurs et un composteur : mon éden personnel. Un jardinet d’une trentaine de mètres carrés dans la grande banlieue parisienne. Un petit coin de paradis par temps de confinement où j’ai cru avoir, en début d’année, la meilleure des idées : installer une mangeoire pour les passereaux et ainsi contribuer à mon modeste niveau au sauvetage de la nature. Catastrophé par les constats d’effondrement des populations d’oiseaux dans les campagnes de France (un tiers de moins en quinze ans selon les études du CNRS et du Muséum d’histoire naturelle) et bien décidé à cohabiter harmonieusement avec mésanges, rouges-gorges et chardonnerets, moi, colibri des Yvelines, je décidai d’acquérir un modèle de mangeoire avec accroche velcro (pas de perceuse, pas de stress) pour lutter contre le grand incendie du vivant. En complément : 2,5 kg d’un mélange de graines composé de cœurs de tournesol, maïs concassé et flocons d’avoine. Le tout bien évidemment garanti agriculture biologique.
Envie d’être aux premières loges
Dans un lieu bien dégagé, à au moins trois mètres du sol, hors de portée du matou (car oui, la cellule familiale comprend un félin d’allure placide, mais on verra bientôt qu’il n’en est rien), je fixe donc sur une gouttière cette manne offerte au fragile peuple du ciel. En me retournant du haut de mon escabeau, je peux contempler mon œuvre : là, un coin valorisation des déchets, ici, un petit hôtel à insectes pour faciliter l’hivernage des petites bêtes, nulle trace de pesticide ou autres produits chimiques… Je m’attends presque à ce qu’Allain Bougrain-Dubourg et Nicolas Hulot surgissent de derrière le noisetier pour labelliser mon jardinet.
Les premiers jours sont très calmes. Je me surprends à être déçu de ne pas voir d’oiseaux s’approcher du self-service. Je veux venir en aide à la nature, certes, mais j’ai aussi envie d’être aux premières loges du spectacle de son sauvetage. C’est là, dans mon jardin, que va s’organiser un début d’arche de Noé. Enfin, au bout de quelques semaines, les mésanges entrent en scène. Charbonnière et à tête bleue avec leurs mignonnes petites houppettes. Puis quelques moineaux, rouges-queues noirs et rouges-gorges. Entre la mangeoire et l’abreuvoir installé sur le rebord d’un mur à l’opposé, un ballet parfaitement kawaï se met en place. Parfois frénétique. Les passereaux, qui ont l’air d’avoir des préférences très marquées dans le mélange de graines, dispersent la nourriture au rythme de leurs hochements de tête saccadés. Des éclats de graines de maïs s’accumulent au sol.
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, le chat comprend avant moi le profit qu’on peut en tirer. Mon « placide » Felis silvestris catus n’a visiblement pas oublié que ses lointains aïeux ont trouvé le sens de leur vie et le début d’une fortune durable en s’approchant, il y a 9 000 ans, des réserves de céréales des Homo sapiens. Cette nourriture répandue au sol attire aussi les passereaux. Bientôt nous en trouvons un à peine refroidi devant la porte du jardin. À l’heure du petit déjeuner, une mésange a été tuée. Drame. Enterrement sans cérémonie dans un coin du jardin. Et première poussée de doutes existentiels. Mon arche de Noé semble assez mal calfatée en vérité. Non seulement je ne sauve pas la nature, mais j’ai la douloureuse impression de la mettre bêtement en danger.
Sous la pression de la cellule familiale qui souhaite préserver l’harmonie matinale, une première salve de mesures d’application immédiate est promulguée. Le sol en contrebas de la mangeoire sera balayé journellement. Un plateau récupérateur de graines sera fixé sous la mangeoire pour limiter la dispersion de la nourriture. Enfin, le félin ne sortira plus de bon matin, pic d’activité des oiseaux. Ce plan Orsec domestique semble en mesure de répondre à la crise. Mais quelques jours plus tard, alors que les graines se sont comme prévu accumulées dans le plateau récupérateur, d’autres volatiles font leur apparition. Pies bavardes et pigeons ramiers que la configuration de la mangeoire excluait jusqu’à présent du banquet, peuvent désormais atterrir à loisir dans le plateau pour se remplir le gésier, tout en faisant fuir les passereaux. J’adopte alors une tactique d’effarouchement classique en surgissant dans le jardin pour disperser les malotrus. Malencontreusement, tandis que je joue les épouvantails vivants, le chat, profitant de l’ouverture, se glisse derrière moi et déclenche immédiatement sa routine de chasse. Il réapparaît quelques instants plus tard avec une femelle moineau dans la gueule.
Pigeons fakirs
Nouveau drame. Nouvel enterrement. Madame moineau tuée, c’est probablement toute une nichée condamnée, me confirme le numéro de La Hulotte consacré au petit oiseau commun (n° 111, premier semestre 2021). Je tape du poing sur la table du petit déjeuner. Alors que les bols tremblent encore, l’état d’urgence est décrété. Cette fois, une série de mesures, essentiellement sécuritaires, est adoptée.
D’abord le chat. Le coupable animal sera équipé, en sus de sa clochette, d’un collier Birdbesafe : une collerette colorée censée réduire de 87 % (« d’après une étude de terrain scientifique indépendante américaine ») ses capacités de prédation qui jusqu’à récemment n’avaient coûté la vie qu’à deux souris et une musaraigne. Tant pis si l’équipement, qui rappelle la fraise de la Renaissance, lui donne un air bouffon.
Deuxièmement, le plateau récupérateur sera équipé d’un dispositif pour repousser les gros oiseaux. En pratique, des piques à brochettes en bois sur lesquels les pigeons ramiers feront rapidement montre de leurs stupéfiantes facultés de fakirs. Surtout, une deuxième vague de doutes existentiels me submerge. Je ne peux continuer à jouer les apprentis sorciers sous peine de voir Allain Bougrain-Dubourg et Nicolas Hulot surgir à nouveau, mais cette fois en pointant sur moi un doigt accusateur. Destructeur de la nature !
Du côté de la Ligue de protection des oiseaux (LPO), le discours officiel est en fait loin du réquisitoire redouté. « Il faut assumer que le nourrissage est agréable pour l’homme, on fait ça aussi pour voir les oiseaux, dédramatise Anne-Laure Dugué, responsable de la médiation faune sauvage à la LPO. Moi-même, comme de nombreux membres de l’association, j’ai un jardin, j’ai un chat et je nourris également. »L’association de défense des oiseaux prône une forme de coexistence pacifique entre Titi et Grosminet, devenu l’animal domestique numéro 1 en France, et insiste principalement sur la nécessité d’en contrôler la population (14,2 millions de chats domestiques, et un nombre difficile à estimer, mais s’élevant sans doute à la dizaine de millions de chats retournés à une vie semi-sauvage, chats harets, ou chats de ferme). Sur le banc des accusés, mon chat stérilisé et moi nous détendons quelque peu.
Finalement, nous n’avons rien fait de mal. Enfin surtout mon chat. Car le brave animal après tout n’a fait que suivre son instinct qui lui dicte de multiplier les expéditions. « On estime qu’un chat attrape une prise toutes les 13 tentatives en moyenne, tempère Emmanuelle Titeux, praticienne en médecine du comportement animal à l’école vétérinaire de Maisons-Alfort. Un chat qui vit à l’état féral – sans apport nutritionnel par l’homme – a besoin d’entre 8 et 12 proies par jour pour subvenir à ses besoins. Ce comportement de prédation n’est pas toujours diminué par la satiété, le chat peut continuer à chasser avec le ventre plein. » Bref, même en triplant la dose de croquettes, je ne saurais dissuader la bête d’enchaîner les séances d’affût.
Comportements déviants et zoonoses
Et côté peuple à plumes, la mangeoire est-elle véritablement utile aux passereaux ? Je me tourne, anxieux, vers le professeur en écologie au Muséum d’histoire naturelle, Philippe Clergeau. « Des études en Finlande ont montré que le nourrissage en hiver était utile aux mésanges… » Ouf ! « Mais il y a plus généralement un consensus sur le fait que le nourrissage des animaux est problématique. Dans la majorité des cas, lorsqu’on est confronté à des espèces dites invasives, c’est qu’on nourrit soit directement soit indirectement par les déchets. On fixe ainsi les individus, qui se multiplient, adoptent des comportements déviants, développent des zoonoses… » Autrice de Zoocities, des animaux sauvages dans la ville et de Face à une bête sauvage (Premier Parallèle, 2020 et 2021), la philosophe Joëlle Zask enfonce le clou : « Il faut parfois nourrir les animaux sauvages qui souffrent par notre faute, les Inuits le font, par exemple. Ils peuvent abattre un phoque pour le donner aux ours polaires, mais dans ce cas, ils le déposent loin du village et à l’insu des ours. Le tout, c’est de ne jamais chercher à créer un lien avec les animaux. Il faut se débarrasser de ce transfert assez grossier où on cherche à se sentir sauvage en se rapprochant des animaux. Et aussi de la pulsion de contrôle : les tenir, les nourrir, cette volonté de puissance qui nous a mis dans la situation catastrophique dans laquelle nous sommes. »
Alors que tourne dans ma tête une litanie de rats replets, ratons laveurs semi-apprivoisés, ours à poubelles et autres goélands voleurs de sandwiches, tous passagers clandestins de notre arche de Noé à la dérive, je remonte bien vite en haut de mon escabeau et décroche illico la mangeoire fatidique. C’est entendu. Je me contenterai désormais de remplir régulièrement l’abreuvoir l’été pour étancher la soif de tout ce qui volera au-dessus de mon jardin. Une simple coupelle d’eau face à l’incendie du vivant. Quant au distributeur de graines, il ne fera son retour que l’hiver prochain, lorsqu’il fera très froid. Si jamais il fait froid.