REPORTAGE « Parcs africains » (2/6). Kigali a développé un tourisme de luxe accompagné d’une politique de conservation très efficace autour de ces grands singes des montagnes. Les primates se sont multipliés, ce qui entraîne de nouveaux défis.
« Hmm Hmmm… Hmm Hmmm… » C’est en imitant les intonations des gorilles que Félicien Ntezimana s’avance doucement entre les lianes, les grands hagenias et les fougères arborescentes.« Hmm, Hmmm, c’est comme cela que les gorilles disent bonjour. C’est un son que l’on reproduit pour communiquer avec eux et pour les rassurer », explique ce guide du Parc national des volcans, situé dans le nord-ouest du Rwanda. Avec son treillis militaire, l’homme de 39 ans se fond presque totalement dans les centaines de nuances de vert de la forêt tropicale du massif des Virunga, une chaîne de huit volcans qui sépare le Rwanda, la République démocratique du Congo et l’Ouganda. Derrière lui, deux couples de touristes mexicains retiennent leur souffle.
Tout à coup, les feuillages tremblent. Une femelle gorille des montagnes apparaît, occupée à engloutir une à une les racines d’un arbuste. Puis surgit un immense dos argenté, le mâle dominant du groupe, qui pèse facilement 200 kg. Il détache délicatement de ses cinq doigts les feuilles d’une branche et les porte à sa bouche. Autour de lui, quatre petits font des roulés-boulés et tentent de s’impressionner en se frappant la poitrine. On n’entend plus que la lente mastication des grands singes, le bruissement des feuilles et le cliquetis des appareils photo. Un à un, les touristes se relaient pour avoir leurs clichés devant le plus célèbre des primates.
Pour passer une heure avec les derniers gorilles des montagnes – il n’en reste qu’un millier dans le monde et on ne les trouve qu’ici, en Afrique centrale –, les touristes doivent débourser 1 500 dollars (1 470 euros) chacun, le prix du permis fixé par les autorités rwandaises depuis 2018. Si les grands singes sont également visibles en Ouganda et en République démocratique du Congo pour deux à trois fois moins cher, le Rwanda souhaite faire de ses gorilles un produit de luxe réservé à une élite presque exclusivement étrangère. « Souvent, les visiteurs viennent deux jours de suite, malgré le prix. D’autres préfèrent l’option exclusive pour en profiter seuls. Cela revient alors à 15 000 dollars », explique Félicien Ntezimana, qui semble presque étonné du succès de la formule. Il amène chaque jour des petits groupes visiter l’une des vingt familles de gorilles qui vivent côté rwandais. Autour de la forêt, de nombreux hôtels de luxe ont ouvert leurs portes. Certains proposent des chambres à plus de 1 000 dollars la nuit, dans un pays où, selon la Banque mondiale, près de 40 % de la population vit encore sous le seuil de pauvreté.
« C’est extraordinaire ! On en rêvait depuis longtemps et on a décidé de venir pour notre lune de miel », confie José Carlos Mapelli, directeur trentenaire d’une entreprise de sécurité à Mexico. Sa femme, Lucia Vigil, renchérit : « Certains de nos amis nous ont recommandé l’expérience. Au Mexique, le Rwanda est devenu une destination populaire pour les voyages de noces. » Ici, les jeunes époux sont également en quête d’aventure : l’arrivée en 4×4 sur le chemin de pierres volcaniques, le pistage des gorilles entre les bambous, sur des sentiers où la boue arrive parfois jusqu’aux chevilles, les derniers mètres dégagés à la machette, sans oublier les rencontres inattendues avec les éléphants et les buffles qui peuplent encore le plus ancien parc national d’Afrique, créé en 1925 sous le règne du roi des Belges Albert Ier, puis divisé entre la République démocratique du Congo, l’Ouganda et le Rwanda dans les années 1960, après les indépendances.
En 2019, avant que la pandémie de Covid-19 ne vienne mettre un coup de frein au tourisme international, 17 000 personnes sont venues voir les gorilles des montagnes au Rwanda, générant 107 millions de dollars de revenus, dont presque un quart a été réinvesti dans la conservation. « Nous avons misé sur un tourisme haut de gamme afin de limiter le nombre de visiteurs et de minimiser leur impact sur l’environnement, tout en générant assez de revenus pour soutenir notre économie et aider les communautés alentour », explique Ariella Kageruka, directrice du tourisme et de la conservation à l’Agence rwandaise du développement. L’objectif est de continuer à protéger les primates qui ont échappé de peu à l’extinction, d’en faire un levier de développement et une source d’entrée de devises étrangères pour ce petit pays sans hydrocarbures et avec peu de minerais.
Dans les années 1960, lorsque la célèbre primatologue américaine Dian Fossey s’est installée dans le Parc des volcans, les grands singes étaient en passe d’être décimés par les braconniers et leur habitat grignoté par l’agriculture et le pastoralisme. Dans les années 1980, leur nombre est tombé à 250. Mais, au cours des vingt dernières années, les gouvernements de la région et différentes ONG ont fait des efforts et ont réussi à inverser la tendance : les gorilles des montagnes se sont multipliés jusqu’à dépasser le millier, et leur statut de conservation est passé de « en danger critique » à « en danger ».
« Nous avons construit des routes, des écoles et des postes de santé »
C’est le résultat d’une approche extrême de la protection des primates : chaque individu est suivi au jour le jour par des pisteurs et des chercheurs qui font intervenir des vétérinaires au moindre signe de maladie, tandis que le parc est quadrillé par des patrouilles antibraconnage. « Ce système fonctionne parce que les gorilles sont des animaux emblématiques. Ici, les touristes ne payent pas 1 500 dollars pour une simple expérience, mais pour financer la sauvegarde d’une espèce en danger. Seuls ceux qui contribuent à leur survie peuvent les voir », assure Veronica Vecellio, directrice du programme « Gorille » au sein du Fonds Dian Fossey, l’ONG qui, au côté du gouvernement rwandais, perpétue le travail de la primatologue en surveillant le comportement des animaux et en coordonnant les travaux de recherche sur la faune et la flore du parc.
Les autorités rwandaises pointent aussi l’implication des communautés dans l’effort de conservation, notamment grâce au partage des bénéfices du tourisme avec les habitants de la région. Depuis 2005, le gouvernement redistribue 10 % des profits du parc à une cinquantaine de coopératives locales, à travers lesquelles les habitants peuvent proposer des projets d’utilité publique et se voir attribuer des fonds pour leur réalisation. « Depuis la mise en place de cette politique, nous avons réinvesti 6,5 millions de dollars dans plus de 700 projets communautaires et construit des routes, des écoles et des postes de santé »,assure Ariella Kageruka.
Ce système serait-il devenu trop efficace ? Le succès de la politique de protection des grands singes pose de nouveaux défis aux autorités. Au début des années 2000, seules trois familles de gorilles vivaient dans la zone surveillée par les chercheurs du Fonds Dian Fossey. Aujourd’hui, dix groupes se partagent le même espace. Les 160 kilomètres carrés du Parc des volcans seront donc bientôt insuffisants. Déjà, les rencontres et les conflits entre familles se multiplient. « C’est durant ces interactions que des bébés peuvent être tués et que les dos argentés peuvent se battre et se blesser », explique Veronica Vecellio. Selon la chercheuse, le taux de mortalité des enfants gorilles a été multiplié par trois depuis le début des années 2000, lorsque la taille des groupes a commencé à augmenter. Sur la carte interactive qu’elle pointe du doigt, les sphères de couleur qui représentent les habitats des différentes familles se chevauchent sans cesse.
Le gouvernement souhaite donc étendre la surface du parc de 23 % d’ici à 2028. Estimé à 255 millions de dollars, le projet prévoit 3 700 hectares supplémentaires pour la faune et la flore sauvages, ainsi qu’une zone tampon d’environ 6 000 hectares entre le parc et les cultures afin de réduire les conflits entre les communautés et les animaux sauvages. « Cela nous permettra de soutenir financièrement davantage de communautés, mais aussi, en attirant plus d’hôtels et d’entreprises liées au tourisme, de créer des emplois pour les jeunes Rwandais qui ne pourront plus vivre de l’agriculture », explique Prosper Uwingeli, le directeur du Parc national des volcans.
4 000 familles vont perdre leurs terres
Le Rwanda mise en effet sur le secteur des services pour son développement. Alors que 70 % de la population travaille actuellement dans le secteur agricole, Kigali espère que le tourisme de luxe et d’affaires absorbera l’entrée des nouvelles générations sur le marché du travail et attirera des devises étrangères. Le gouvernement met les bouchées doubles pour vanter les atouts du pays : outre la promotion des gorilles, les dirigeants ont signé des contrats de sponsoring estimés à plusieurs millions de dollars avec les clubs de football Arsenal et Paris-Saint-Germain, en 2018 et 2019. Depuis, les joueurs de ces équipes arborent le slogan « Visit Rwanda » sur leurs maillots et partagent, sur les réseaux sociaux, les photos de leurs visites au « pays des mille collines ».
Mais, dans ce petit Etat pas plus grand que la Bretagne et qui compte parmi les plus densément peuplés d’Afrique, l’agrandissement du Parc des volcans soulève des inquiétudes. Quatre mille familles vont perdre leurs terres et être relogées dans des « villages modèles » contre des indemnisations dont le montant n’a pas encore été rendu public. Le projet pilote lancé en 2022 concerne 500 foyers autour de Bisate, le hameau qui accueille depuis 2017 l’hôtel cinq étoiles du même nom.
Jean-Bosco (son prénom a été modifié) y est né et a hérité d’un champ de pommes de terre. Grâce à l’agriculture, il gagne environ 250 euros par mois. Régulièrement, il entend les hélicoptères qui viennent déposer les touristes étrangers dans ce lodge, l’un des plus luxueux du Rwanda. Les autorités lui ont annoncé que, d’ici à 2024, des arbres seront plantés là où se dresse sa maison. « C’est difficile de quitter l’endroit où l’on est né. Même si on nous donne de l’argent, on risque de ne pas trouver aussi bien ailleurs. Surtout qu’ici, la terre est particulièrement fertile. Mais c’est le gouvernement qui a pris la décision, donc on ne peut rien y faire », souffle-t-il.
Le gouvernement rwandais est coutumier d’expulsions et de relocalisations menées manu militari. Face à celles-ci, la population n’a que peu de recours possibles. Jean-Bosco espère surtout obtenir une indemnisation équitable. « Nous voulons qu’ils nous donnent de quoi racheter exactement ce que nous possédons aujourd’hui. Exactement », répète-t-il.