Lors de l’expédition scientifique Greenlandia, qui a été menée en août 2022 sur la côte est du Groenland, une scientifique du centre de recherche climatique du Groenland s’est plus particulièrement intéressée aux morues arctiques, menacées dans un contexte de réchauffement des eaux océaniques.
Groenland, août 2022. Remonter des filets de prélèvements marins à la seule force des bras, tel était le lot des équipiers du navire Pourquoi Pas ? IV il y a près de 100 ans, lors des expéditions du commandant Jean-Baptiste Charcot dans le Scoresby Sund, le plus vaste système de fjords au monde, avec une superficie de 13.700 km2. De manière ironique, cela a également été le sort des équipiers du Kamak cet été lors de l’expédition scientifique française Greenlandia : le système des winchs hydrauliques du voilier était alors en panne ! Les équipiers se sont donc relayés sur le pont arrière pour assurer le bon fonctionnement de ce volet marin de l’expédition, porté par Caroline Bouchard, océanographe canadienne attachée au centre de recherche climatique du Groenland.
Le voilier d’exploration polaire a inscrit cet été sa trajectoire maritime dans les traces de celles empruntées il y a près d’un siècle par le commandant Charcot, premier Français à explorer les côtes orientales du Groenland. De 1926 à 1936, date du naufrage tragique du navire sur les récifs islandais, Jean-Baptiste Charcot a mené sept missions dans le Scoresby Sund, par 70 degrés nord. Les scientifiques embarqués ont à cette époque effectué des prélèvements en diverses parties des fjords qui le composent pour évaluer leur biodiversité. « Des dragages permirent à MM. Parât et Drach de reconnaître la richesse tant en nombre d’espèces qu’en densité de population de la faune sous-marine où tous les groupes zoologiques sont représentés, écrit le docteur Jean-Louis Faure dans son livre Au Groenland avec Charcot publié en 1933. Les collections sont à l’étude, mais déjà 3 nouvelles espèces du groupe Natantia (Décapodes) ont été déterminées. »
« Les œufs et les larves sont très sensibles au changement climatique »
Mais depuis lors, peu d’études sur cette biodiversité ont été réalisées dans ce lieu isolé. C’est pourquoi Caroline Bouchard a rejoint la mission scientifique Greenlandia, menée par Vincent Hilaire, afin notamment de mesurer les changements en cours dans la région. « Il s’agit aujourd’hui de mener une étude de base pour avoir un point de comparaison à l’avenir, explique la jeune chercheuse. Et déterminer ainsi quelles espèces sont présentes en fonction de la température et la salinité de l’eau de mer ». Mais une mission de terrain comprend toujours des aléas : par malchance, les capteurs permettant d’enregistrer ces données n’ont pas pu être utilisés sur une grande partie des prélèvements effectués par les filets sur des centaines de kilomètres. Ceux-ci ont néanmoins été descendus jusqu’à 60 mètres de profondeur, capturant de nombreux échantillons de larves et de jeunes poissons de moins d’un an.
Caroline Bouchard s’intéresse plus particulièrement à la proportion de juvéniles de morues arctiques (Boreogadus Saida) dans ces prélèvements. Ce petit pélagique de la taille d’une sardine est en effet au changement climatique en Arctique ce que le canari est à la mine : un détecteur de milieu toxique. Les régions polaires arctiques se réchauffent aujourd’hui plus vite que le reste de la planète, avec une augmentation moyenne de 2°C déjà enregistrée entre 1960 et 2020. Une augmentation qui monte l’été à 10°C de plus que la moyenne sur la même période ! « Cela a un impact direct sur les larves de morues arctiques, qui ont une tolérance aux variations de température inférieure à celle des adultes, souligne Caroline Bouchard. Les œufs supportent un maximum de 3°C, les larves 5°C et les adultes 10°C. Les œufs et les larves sont donc très sensibles au changement climatique. Si les eaux se réchauffent trop, les larves vont à l’avenir mourir en grandes proportions. Sur le long terme, les populations de morue arctique vont certainement migrer, les adultes vivant en grande profondeur étant moins affectés. »
« La morue arctique a une place centrale dans cet écosystème polaire »
De même, une larve de morue arctique ne peut tolérer des eaux trop peu salines. Or la fonte des glaciers introduit de plus en plus d’eaux douces dans l’océan Arctique. La disparition de plus en plus précoce au printemps de la banquise, sous laquelle se cachent les œufs de ces morues, les met en danger en les exposant aux nocifs rayons UV. « C’est d’autant plus inquiétant que la morue arctique a une place centrale dans cet écosystème polaire : elle se nourrit de zooplancton et sert ensuite de nourriture pour les orques, phoques, narvals, baleines, oiseaux de mer, etc., remarque Caroline Bouchard. Le bas Arctique est déjà en train de changer : des espèces concurrentes, des prédateurs tels la morue atlantique, mais aussi des contaminants remontent vers ses eaux. »
De retour au laboratoire, la chercheuse va étudier les contenus stomacaux des larves échantillonnées lors de cette mission afin de déterminer leur régime alimentaire, qui normalement se compose de copépodes. Ces petits crustacés sont en Arctique plus grands et gras que ceux qui remontent aujourd’hui de l’Atlantique.
Il est probable que cela affecte à terme ces morues polaires. Parallèlement, l’étude des otolithes – de petits cristaux de carbonate de calcium que l’on trouve dans la tête des poissons – permettra d’analyser leur croissance et de déterminer leur âge avec précision : pour les adultes, cela donne l’âge en années et pour les larves en jours. « A l’avenir, j’envisage de revenir avec un sonar pour identifier et quantifier les poissons, leur densité, leur taille et remonter la chaîne trophique jusqu’aux oiseaux », annonce Caroline Bouchard. Jusqu’en 2025 au moins, les prélèvements seront réitérés chaque été lors des prochaines missions Greenlandia au Scoresby Sund.
Source : Sciences et Avenir