Dans un document que s’est procuré Reporterre, la région Bretagne prévoit une politique pro-pêche industrielle jusqu’en 2027. Un cap « absolument scandaleux », déplorent les associations écologistes.
En mer, la révolution écologique attendra. Vendredi 16 février, le conseil régional de Bretagne, première productrice de poissons, de coquillages et de crustacés de France, votera sa « feuille de route » pour le secteur de la pêche et l’aquaculture. Ce document de 112 pages — non public, mais obtenu par Splann ! et Reporterre — « fixe le cap » des politiques de la région jusqu’en 2027. Il laisse entrevoir un soutien sans faille à la pêche industrielle, déplorent les associations de défense de l’océan et des pêcheurs artisans. Les modèles plus respectueux du vivant, à l’inverse, apparaissent comme laissés-pour-compte.
Le ton est donné dès la première « fiche action » de cet épais programme. La Région propose de mener des actions de lobbying auprès de la Commission et des parlementaires européens afin de les convaincre de réautoriser les subventions à la construction des navires de pêche, interdites depuis 2004 par les États membres afin de préserver les populations de poissons.
Les auteurs du document souhaitent également faire sauter le « verrou » de la jauge des navires, c’est-à-dire le volume total de tous les espaces fermés à bord. Ces jauges sont actuellement encadrées par l’Union européenne afin d’éviter l’augmentation des capacités de pêche des bateaux. « La possible révision de la Politique commune des pêches lors de la prochaine mandature (2024-2029) sera l’occasion de proposer des évolutions des règles communautaires », espèrent les auteurs du document.
Quelques paragraphes plus loin, la Région suggère de contribuer au financement du maintien et du renouvellement de la flotte de pêche, via des fonds de co-investissement ou des sociétés de portage. Le document propose de soutenir « en particulier » deux types de bateaux : les hauturiers et semi-hauturiers, c’est-à-dire des bateaux capables de pêcher au large pendant plusieurs jours. Dans cette catégorie, souligne le site du secrétariat d’État chargé de la mer, on retrouve surtout des senneurs et des chalutiers de plus de 24 mètres, qui traînent de longs filets derrière eux pour capturer le poisson.
Ces navires cumulent les tares, à la fois sur le plan social, économique et environnemental, selon une récente étude menée par des chercheurs de l’Institut Agro, AgroParisTech et de l’EHESS–CNRS sous l’égide des associations Bloom et The Shift Project. Alors que les chalutiers et senneurs de plus de 12 mètres sont responsables de 84 % des débarquements issus de stocks surexploités, ils créent 2 à 3 fois moins d’emplois que les navires ayant recours aux arts « dormants », comme la ligne, le casier ou le filet. « La Région veut faire perdurer un modèle qui nous a menés à la catastrophe, décrie Valérie Le Brenne, chargée de projet au sein de Bloom, qui a également pris connaissance de ce document. C’est absolument scandaleux ».
Des recettes ayant fait « le déclin de la pêche »
Le vice-président du conseil régional en charge de la mer et porteur de cette feuille de route, Daniel Cueff, justifie ces orientations par la nécessité d’aider les navires de pêche bretons à se débarrasser de leurs moteurs au fioul. « Si l’on veut avoir des bateaux à hydrogène — ou des bateaux qui permettent la mixité des équipages —, il faut changer la jauge des bateaux. Nous ne souhaitons pas changer l’effort de pêche », soutient-il auprès de Reporterre. Quoique défavorable à la déchalutisation progressive de la flotte, il jure être « écologiste » — il a en effet été à l’origine, en tant que maire de Langouët (Ille-et-Vilaine), du premier arrêté antipesticides de France, avant de se rallier au Parti socialiste lors des élections régionales de 2021.
Ses arguments ne convainquent pas Valérie Le Brenne : « Sous couvert de décarbonation, la Région cherche à renouveler la flotte industrielle, sans jamais s’atteler au fond du problème, qui est l’impact de ces engins sur les écosystèmes. »
« C’est assez dingue qu’on en soit encore là en 2024, à continuer avec les recettes qui ont fait le déclin de la pêche, abonde Charles Braine, ancien marin pêcheur et président de l’association Pleine mer, qui œuvre pour la transition écologique de la filière. Il y a une forme de jusqu’au-boutisme religieux dans cette défense du modèle industriel. Elle se justifiait après-guerre, mais pas aujourd’hui. Au-delà de l’aspect écologique, c’est économiquement absurde : ça ne génère pas d’emploi, ça valorise mal le poisson… »
« La petite pêche est en train de mourir, et tout le monde s’en fout »
La pêche artisanale et côtière — qui représente pourtant la grande majorité de la profession en Bretagne — n’est par ailleurs citée dans aucune des quarante-six « fiches action » élaborées par la Région, déplore Charles Braine. « Ce que ça trahit, c’est que ceux qui parlent pour nous aux niveaux national et régional ne nous connaissent pas, ne nous représentent pas. La petite pêche est en train de mourir, et tout le monde s’en fout. C’est aberrant. »
« La petite pêche a moins de problèmes, parce qu’elle arrive à amortir les coûts de fuel plus facilement », se défend Daniel Cueff. Le vice-président du conseil régional en charge de la mer estime qu’il faut aider « prioritairement la pêche hauturière, sinon c’est du poisson chinois, russe ou turc que nous allons devoir consommer, ou pire, du poisson issu des élevages norvégiens, dans des conditions écologiques dramatiques ». Un argument jugé « absurde » par Valérie Le Brenne, de Bloom : « Ce n’est pas parce que les autres font mal qu’on est obligés de faire pareil. »
Lobbying puissant
Sous couvert d’anonymat, un collaborateur de groupe politique au conseil régional de Bretagne regrette que les Comités départementaux et régional des pêches aient été parmi les principaux interlocuteurs de la région. Dans la liste des structures contactées dans le cadre de l’élaboration de cette feuille de route, on ne trouve nulle trace d’associations environnementales, ni de structures défendant les intérêts des pêcheurs artisanaux, ni même de chercheurs défendant un modèle de pêche plus écologique, comme le directeur du pôle Halieutique, mer et littoral de l’Institut Agro Didier Gascuel. « Ce ne sont pas les scientifiques qui font la politique », répond Daniel Cueff à nos interrogations sur ce choix, avant de déplorer l’attitude à ses yeux « antipêche »d’associations comme Bloom et Sea Shepherd France.
À l’inverse, certaines propositions de cette feuille de route sont défendues depuis plusieurs années par le président du Comité régional des pêches maritimes et des élevages marins, Olivier Le Nézet, récemment dépeint par Mediapart comme l’un des principaux défenseurs de la pêche industrielle en France. Dans un entretien avec Le Journal des entreprises, en juin 2022, celui qui est aussi à la tête du Comité national des pêches et président du port de Lorient défendait notamment la nécessité de réviser les règles européennes sur les aides financières au renouvellement des navires et sur les jauges des bateaux — deux axes sur lesquels la Région prévoit d’orienter ses efforts de lobbying à Bruxelles. Contacté, Olivier Le Nézet n’a pas répondu à notre proposition d’entretien.
D’autres interlocuteurs auraient-ils pu changer la couleur de cette feuille de route ? « Elle aurait dû amener un message très clair de soutien à la petite pêche côtière, montrer que l’argent public, en Bretagne, va en priorité à la pêche qui n’impacte pas les milieux », regrette une élue au Conseil régional requérant l’anonymat. Les subventions bretonnes auraient selon elle pu être soumises à des conditions écologiques, ou les efforts de lobbying de la région concentrés sur la réforme du système d’attribution des quotas en fonction de critères sociaux et environnementaux.
La vente directe aurait également pu être promue, estime Charles Braine : « C’est un vecteur de lien social génial, et ça nous incite à un peu moins pêcher, à plus valoriser le poisson. » La Région pourrait également, selon lui, financer des expérimentations de méthodes de pêche alternatives au chalut pour certaines espèces emblématiques : « Le merlu est pêché à la ligne au Pays basque, la langoustine au casier dans les pays scandinaves… » Autant de pistes ignorées dans la feuille de route.
L’association Bloom a publié une pétition demandant au président de la Région, Loïg Chesnais-Girard, de la retirer. Si elle est adoptée en l’état le 16 février, ses conséquences pourraient dépasser les frontières armoricaines, craint Valérie Le Brenne. « La Bretagne est la première région de pêche. Ça aurait évidemment des répercussions sur les positions défendues par la France au niveau européen, voire international. »
En 2013, l’Union européenne s’était donné pour objectif d’exploiter l’ensemble des stocks de poissons à un niveau durable en 2020, rappelle-t-elle. Nous en sommes encore loin. Selon le dernier bilan de l’Ifremer, 20 % des poissons débarqués dans l’Hexagone en 2022 provenaient de populations surpêchées, et 2 % de populations considérées comme « effondrées ». Seuls 56 % étaient issus de populations exploitées « durablement ».
Source : Reporterre
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