Libération, 20 mai 2015
Quatre ans après avoir été lynchés à Rodilhan, près de Nîmes, des militants antitauromachie attendent toujours le procès de leurs agresseurs et risquent même d’être poursuivis.
Situé à quelques encablures de Nîmes, Rodilhan est devenu, le 8 octobre 2011, le symbole de la lutte contre la tauromachie. Un privilège dont cet anonyme village gardois se serait bien passé. Ce samedi-là, dans les arènes, les aficionados attendent le début du spectacle, ignorant que parmi eux patientent près d’une centaine d’anticorrida, assis incognito dans les gradins. La plupart sont originaires de la région, d’autres sont venus de Paris ou de Belgique. En l’espace de quelques secondes, 65 de ces militants investissent la piste et s’enchaînent les uns aux autres. Une fois la surprise passée, les organisateurs entreprennent de les évacuer manu militari.
«Patate chaude». Jean-Pierre Garrigues, président du Comité radicalement anticorrida (Crac), raconte : «En tirant sur nos chaînes pour nous dégager de la piste, les aficionados nous faisaient suffoquer. J’ai été frappé dans le dos et à la tête. J’ai reçu des baffes et des coups de pied. On m’a craché dessus. Une lance à incendie a été braquée sur la tête de l’un des nôtres, qui a eu le tympan endommagé. D’autres ont eu des côtes cassées. Des filles se sont fait traîner par les cheveux, certaines ont subi des attouchements. Aucun de nous n’a répliqué. Nous avons été lynchés alors que nous étions pacifiques et totalement sans défense.»
Les militants restés dans les gradins tentent de dérouler des banderoles : eux aussi sont malmenés. Les violences se poursuivent ainsi durant une vingtaine de minutes, sous le regard de trois élus aficionados : Jean-Paul Fournier, sénateur (UMP) et maire de Nîmes, Daniel-Jean Valade, son adjoint, et Serge Reder, maire de Rodilhan – ce dernier ayant même fini par descendre dans l’arène. Discrètement postés dans les gradins, trois anticorrida filment l’ensemble de la scène. Diffusées peu après sur YouTube et Dailymotion, ces images ont été visionnées, depuis, plus de 400 000 fois.
Les militants déposent une soixantaine de plaintes pour violences en réunion, coups et blessures, menaces de mort, non-assistance à personne en danger ou attouchements sexuels. L’enquête est menée par la brigade de gendarmerie de Bellegarde : elle va durer près de trois ans, alors que les vidéos fournissent aux enquêteurs autant de preuves accablantes. Mais, dans ce dossier, aucun élément n’est traité à la légère ; chaque gifle, chaque coup de pied est scruté à la loupe, chaque certificat médical méticuleusement vérifié. Finalement, 23 auteurs présumés sont identifiés, et une quarantaine de plaintes retenues. Mais toujours aucun procès en vue. «Depuis le début de cette affaire, les procureurs successifs de Nîmes se repassent la patate chaude, dénonce Me Jean-Robert Phung, l’avocat des militants agressés. L’actuel procureur nous avait promis un procès pour ce printemps. Mais l’enquête préliminaire n’est toujours pas close, et je ne vois pas comment les débats pourraient se tenir d’ici deux mois, étant donné les problèmes d’organisation, de logistique et de sécurité qui vont se poser.»
«Occupation». Ce procès devrait en effet mobiliser les troupes de chaque camp, au risque de transformer en poudrière le palais de justice de Nîmes, situé juste en face des arènes. D’autant que le rôle des trois élus témoins des événements ne va pas apaiser les débats : accusés par les anticorrida de ne pas être intervenus pour stopper les assauts des aficionados, ils pourraient faire l’objet d’une citation directe pour non-assistance à personne en danger. C’est du moins l’intention de Me Jean-Robert Phung, qui mettra tout son poids dans le dossier : «A Rodilhan, devant de telles violences, ces élus ont tourné la tête en se croisant les bras. On se croirait chez les Romains.»
La défense affûte aussi ses banderilles. «Les aficionados ont vécu de nombreuses atteintes à leur liberté culturelle, argumente Me Ludovic Para, qui devrait représenter une demi-douzaine de mis en cause. Cette occupation des arènes a été vécue comme un viol de cette liberté car, faut-il le rappeler, les corridas ici sont légales. Les aficionados ont dit ce jour-là leur ras-le-bol. En toute logique, les militants devraient eux aussi être poursuivis.» Et ils risquent de l’être, leur manifestation n’ayant pas été déclarée au préalable aux autorités.
Reste à savoir si un tel dossier peut se juger sereinement dans un bastion de la tauromachie. «La réponse est non», affirme l’avocate nîmoise Françoise Delran, favorable à un dépaysement de l’affaire. «En période de feria, l’effervescence est telle que dans notre milieu, certains suspendent leur activité pour assister aux corridas. Chaque année, les aficionados du barreau festoient dans la cour intérieure de l’ordre des avocats.» Parmi eux, Gérard Christol, ancien bâtonnier : «L’affaire de Rodilhan peut se juger impartialement à Nîmes», estime-t-il, tout en ajoutant : «Notre région compte davantage de vrais aficionados que l’Espagne.» La grande feria de Pentecôte débute ce jeudi. Les anticorrida, eux, manifesteront samedi et jurent qu’ils ne désarmeront jamais.