La province de Colombie-Britannique doit encore légiférer, au printemps, pour que l’accord historique entre en vigueur, mais sa signature, début février, met bien fin à vingt ans de dur conflit entourant l’exploitation forestière de la Great Bear Rainforest (forêt humide du Grand-Ours), deux fois plus grande que la Belgique. Avec 3,6 millions d’hectares, c’est la plus vaste forêt humide tempérée de la planète, s’étirant de l’Alaska au sud de la Colombie-Britannique et abritant des arbres millénaires et une riche biodiversité.
Plus de trois millions d’hectares seront désormais interdits de coupe, alors que 15 % des terres (550 000 hectares) pourront être exploitées en respectant les normes nord-américaines les plus strictes. Un nouveau plan d’aménagement « écosystémique » est adopté, sans coupe à blanc, avec préservation de rivages ou d’habitats de l’ours, dont l’ours kermode, qui se fait rare. Le cèdre rouge et l’if de l’ouest en sont aussi exclus et huit zones d’exploitation devront tenir compte de la biodiversité, du tourisme et de l’activité minière.
Une longue « guerre des bois »
L’accord fait suite à une longue « guerre des bois » entamée il y a vingt ans, avec blocages de routes, boycottage international du bois de la région, écologistes enchaînés aux arbres de Clayoquot Sound, sur l’île de Vancouver, dont les images ont fait le tour du monde. Montré du doigt pour avoir comparé cette forêt à un « Brésil du Nord », Greenpeace était traité d’« ennemi de la Colombie-Britannique » par son ancien premier ministre Glen Clark, tandis que les groupes autochtones, comme les Haida Gwaii, s’alliaient aux écologistes.
En 1993, une centaine de personnes furent arrêtées pour désobéissance civile, après avoir bloqué une route d’accès à Clayoquot. Il faudra attendre 2000 pour que les groupes environnementaux et les compagnies forestières enterrent la hache de guerre, mettant fin au boycottage et aux coupes. L’année suivante, des pourparlers étaient engagés entre gouvernement provincial et représentants autochtones, mais c’est seulement en 2006 qu’un projet d’accord sur la protection de la Great Bear Rainforest voit le jour. Dix ans de discussions seront encore nécessaires pour aboutir à une entente formelle.
Vingt-six nations autochtones de la région y sont parties prenantes, aux côtés du gouvernement de la Colombie-Britannique, de cinq compagnies forestières et trois groupes environnementaux (Greenpeace Canada, le Sierra Club BC et ForestEthics Solutions). Perry Bellegarde, président de l’Assemblée des premières nations, note que « l’accord montre à quoi on peut arriver lorsque les Premières Nations sont traitées comme des partenaires à part entière ».
Qualifiant la région de « joyau canadien », le premier ministre provincial, Christy Clark, juge que l’accord protège « une large zone de vieille forêt et de plus récente, tout en ouvrant des possibilités de développement économique et d’emplois ». La protection va même au-delà de ce qui avait été négocié en 2006, avec 20 % de forêt en plus échappant à l’exploitation commerciale.
« Passer du conflit à la collaboration est le meilleur moyen de trouver des solutions viables pour les forêts, les communautés, les peuples autochtones et l’industrie forestière », assure Nicolas Mainville, responsable de la campagne forêts chez Greenpeace Canada. Avec « l’un des plans d’aménagement forestier les plus solides de la planète » et « 640 000 tonnes d’émissions de carbone emprisonnées par an », Valérie Langer, de ForestEthics Solutions, croit, comme Greenpeace, que l’accord sur la forêt du Grand-Ours peut servir de modèle de protection des dernières grandes forêts au monde : la forêt boréale du nord du Québec et de l’Ontario mais aussi celles du Brésil, de Nouvelle-Zélande, du Chili, du Brésil, du Congo, du Japon…
Représentante des compagnies forestières, Karen Brandt estime, elle, que l’industrie subit un dommage collatéral : l’importance des coûts associés à quelque 8 000 conditions d’application de l’accord les pousse à renoncer à demander une certification FSC. Ce label Forest Stewardship Council permet de s’assurer que les produits forestiers sont conformes à des exigences telles que la bonne gestion forestière ou le bien-être des salariés et des populations locales.
De leur côté, les groupes autochtones du Canada espèrent que l’accord ouvrira la voie à un changement de ton dans les relations avec le gouvernement et le secteur privé. Il en va, selon eux, du respect des droits des Premières Nations sur leurs territoires traditionnels, mais aussi d’une participation constructive à des projets économiques. Mais rien ne leur est garanti pour l’avenir. A court terme, en revanche, ceux qui vivent sur le territoire de la forêt humide subiront un dommage collatéral à l’accord tout juste signé : la chasse commerciale au grizzly y sera interdite d’ici peu, pour eux comme pour les chasseurs « blancs ».
Anne Pélouas (journaliste au Monde, Montréal, correspondance)
photo
ours Andrew Wright