Ce texte, rédigé par un collectif regroupant scientifiques, naturalistes et protecteurs de la nature, a été publié dans l’édition du Monde du 15 décembre ( « Cessons de diaboliser le loup« ) : Le texte intitulé « Plaidoyer pour des écosystèmes non désertés par les bergers » paru dans le journal Libération le 13 octobre 2014 plaide pour une régulation forte du loup. Cet article, signé par des spécialistes des sciences humaines et de l’agronomie, met l’accent sur la sauvegarde des éleveursdont la profession serait mise en danger par les déprédations du loup sur le cheptel domestique. Or, d’après cet article, la fin des bergers signe celle des paysages montagnards diversifiés traditionnels, étalon moderne de la biodiversité au sens large, et déjà mise à mal par l’agriculture intensive. Relevons au passage la confusion faite par des spécialistes du pastoralisme entre éleveur et berger, deux professions qui ne sont pas toujours les mêmes.
Habilement émaillé de mots dépourvus de la neutralité la plus élémentaire, affirmant des réalités distordues ou des idées pour le moins ingénues, ce texte fleure bon la valorisation obsessive de la nature domestiquée, celle des pâturages et des prairies extensives. Ces espaces issus de forêts sombres et hostiles, semblent avoir été rendus à la lumière depuis plusieurs millénaires par l’action civilisatrice de l’homme. Certes devenus rares avec l’agriculture intensive, ils apparaissent ici comme la référence absolue de la biodiversité en France: les éloges pleuvent pour ces éleveurs « passionnés, inspirés par le respect du vivant » qui pratiquent une des agricultures « les plus respectueuses de l’environnement », opposant habilement les méfaits du loup, qui en dévorant le cheptel domestique, occasionne le mal suprême, la déshérence des campagnes. Le vocabulaire est spécialement employé pour dramatiser la situation : « Intenable », « situation d’urgence » ou encore « patrimoine sinistré ». Les signataires s’enflamment : il faut non pas éliminer (ce ne serait pas raisonnable), mais réguler fortement le responsable de cette situation jugée intolérable, le loup.
Les signataires font preuve d’une vision anthropocentrée à la fois partielle et partiale, passant sous silence les impacts négatifs occasionnés par le pastoralisme dont les pratiques se sont intensifiées. Le terme même de pastoralisme cache mal des pratiques très diverses, peu cohérentes et dont les finalités restent parfois à préciser. En effet la moyenne des troupeaux est passée de 200 brebis au milieu du 20ème siècle à plus de 500, voire 1000 à 3000 de nos jours. Comment peut-on évoquer le « respect du vivant », «la passion des éleveurs », le rôle des bergers dans le maintien de la biodiversité traditionnelle, au regard des dégâts causés par de telles concentrations? Combien de plantes et d’insectes typiques des espaces ouverts traditionnels ont été détruits sous l’assaut de tels troupeaux, par surpâturage, piétinement ou élimination par la végétation nitrophile qui s’installe sur leurs déjections contaminées par des médicaments ? Que dire aussi de la perte en diversité des insectes pollinisateurs et autres invertébrés, des criquets aux sauterelles, qui en dépendent pour se nourrir et se reproduire, et des maladies (brucellose, kératoconjonctivite, piétin) transmises par les concentrations excessives d’ovins à la faune sauvage de chamois et bouquetins ? L’élevage ovin est très hétérogène et une marge de progrès est certainement possible pour réduire son impact sur les écosystèmes et rendre faisable sa cohabitation avec le loup. Rappelons que les problèmes des éleveurs datent d’avant l’arrivée du loup… Ils résultent plutôt de la forte concurrence internationale et de la baisse de consommation de viande ovine sur en France.
Quant à l’enfrichement tant décrié par les signataires, il avait gagné du terrain bien avant la venue du loup, en conséquence, justement de ce pastoralisme intensif qui réduit les diversités d’herbivores des alpages aux seuls moutons ou vaches, connus pour leur tendance à refuser la consommation des ligneux. On pourrait rajouter bien d’autres facteurs négatifs créés par la profession des bergers actuels : pollution et compaction des zones humides, perte de cohésion des sols de pente, dominance d’espèces végétales nitrophiles, constatés jusqu’au cœur des parcs nationaux. Quant aux fameux paysages agro-pastoraux des Cévennes, ils se banalisent et s’artificialisent, sous les pressions conjointes de l’intensification des pratiques pastorales et sylvicoles, de pressions touristiques et cynégétiques et d’une surexploitation des eaux jusque dans la zone cœur, sans que le loup y soit pour quelque chose. Enfin, le principal facteur de banalisation du paysage et de disparition des terres agricoles en France est très nettement l’urbanisation : déjà 7 millions d’hectares disparus sous le béton en 50 ans, dont 900 000 hectares de prairies entre 1992 et 2003.
Un autre point mérite également débat : la non reconnaissance explicite de l’importance de la forêt dans la biodiversité du territoire français. Et pourtant, un texte dans lequel le loup tient la vedette ne saurait omettre que la forêt a joué un rôle central dans son expansion, et notamment en hiver, lorsque le cheptel domestique fait défaut. Le loup est associé à une « dégradation » des paysages, par le retour spontané des forêts. Il serait étonnant que le loup ait pu à lui seul favoriser l’expansion forestière généralisée constatée en France depuis plus de 150 ans, bien avant qu’il ne réapparaisse. On peut aussi se demander sur quels critères les signataires opposent la « qualité », la « diversité » et le « dynamisme » des paysages créés par des siècles de pratiques paysannes extensives, aux boisements spontanés, dont on sait pourtant qu’ils sont fort accueillants pour la faune. Quant aux forêts matures qui leur succèderont un jour, comment peut-on encore passer sous silence leur immense valeur ?
L’article tente de stimuler, par quelques mots bien choisis, la peur ancestrale du loup, qui malgré les avancées de la science, reste encore en Europe l’animal le plus largement diabolisé par l’imaginaire collectif. Ainsi, les expressions « assaut des loups », qui « attaquent près des habitations et aux abords des routes » sans être gênés par la présence humaine, ne suggèrent-t-ils pas que des meutes de loups vont envahir les campagnes ? Les loups ne sont que 300 à 350 dans une vingtaine de départements, ce qui est peu au regard des densités des deux derniers siècles : 6500 animaux estimés au 18ème siècle, et 1000 cent ans plus tard suite aux persécutions. Pourquoi la France d’aujourd’hui ne pourrait-elle pas héberger quelques centaines de loups quand nos voisins, l’Espagne et l’Italie, en tolèrent chacun 4 à 8 fois plus, sans pour cela avoir sacrifié le pastoralisme. Certaines carences sociales du système d’élevage italien, avec des bergers pas toujours bien rémunérés, ne doivent pas nous empêcher d’organiser un modèle plus vertueux, bien au contraire.
L’article suggère aussi que le loup néglige ses fonctions de régulateur d’animaux sauvages affaiblis ou malades pour s’attaquer aux proies domestiques saines. Il est pourtant reconnu, grâce aux centaines de publications parues sur l’espèce ces dernières décennies, que le loup attaque autant les uns que les autres, en fonction du nombre d’individus dans la meute, des capacités alimentaires locales ou autres facteurs de l’environnement. En réalité, les meutes structurées ont tendance à chercher des proies sauvages alors qu’après les tirs et l’abattage des leaders, les rescapés jeunes et isolés se rabattent sur les plus faciles : les moutons. Toutefois des troupeaux insuffisamment protégés sont très attractifs pour les loups car ils vont au plus facile. Si le bétail est suffisamment gardé, ils ont tendance à chercher des proies sauvages.
Le loup bénéficie pour son expansion du retour des grands ongulés sauvages -dont la consommation humaine reste d’ailleurs anecdotique- bien plus que du cheptel domestique. En effet, près de 6 000 ovins consommés par les loups chaque année ne suffisent pas à nourrir une population lupine en expansion (plus 20% par an), dont les besoins alimentaires journaliers sont estimés à 2 à 6 kg de viande en moyenne. Quant à ces pertes de cheptel (en outre discutables puisque les attaques par les chiens errants ne sont que très peu prises en compte depuis l’arrivée du loup dans les Alpes), elle ne pèsent guère face aux 750 000 morts dans les troupeaux par accident ou mort naturelle constatées chaque année.
Curieuse omission encore de ne pas citer un fait pourtant largement admis par tous ceux qui connaissent l’écologie du loup son rôle essentiel dans certains processus clé des écosystèmes, de la régulation des herbivores au rôle de pourvoyeur de carcasses pour les petits carnivores. Situé au sommet des réseaux trophiques avec le lynx, le loup détient la palme des effets cascade positifs sur la biodiversité. Et cela en Europe comme en Amérique.
Enfin, le texte omet de parler des financements accordés pour soutenir le pastoralisme et qui doublent les revenus de bien des éleveurs de moyenne montagne : aides à la prévention, mise en place de dispositifs de protection, pris en charge sur les crédits du ministère de l’Agriculture avec un cofinancement européen de 50%. Le montant global a régulièrement augmenté, passant de 1,35 millions d’euros à 8,8 millions d’euros entre 2004 et 2012. A cela a été rajouté le remboursement des pertes occasionnées par la prédation (à titre d’exemple : autour de 1 547 560 euros en 2011 pour 1303 attaques, représentant 4921 victimes). Des indemnisations ont lieu même lorsque la responsabilité du loup n’est pas avérée puisque les techniciens ont des consignes de laxisme. Ils ne contrôlent d’ailleurs pas si les bénéficiaires ont protégé leur troupeau et les éleveurs considèrent ces aides comme des subventions qui leur sont dues.
Les dispositifs de protection des troupeaux sont souvent efficaces quand ils sont bien mis en place, et pas seulement déclarés sur le papier par les éleveurs. Parfois certes, ils sont insuffisants. Mais trop peu est fait dans ce domaine en termes de recherche. Ceci doit être étudié par des scientifiques indépendants, et non uniquement par le CERPAM, émanation des chambres d’agriculture qui elles-mêmes rejettent la présence du loup. Peut-on croire qu’un pays comme la France du 21ème siècle ne serait pas techniquement capable de conduire et garder des troupeaux de moutons en faisant en sorte de ne pas les soumettre à la prédation ou à trop de prédation ? C’est une question de volonté, or une grande partie du monde agricole le refuse. Pourtant la présence des loups oblige à développer des modes de pastoralisme appropriés, avec un gardiennage des moutons par des bergers, donc une plus grande présence humaine. Cela signifie que le retour du loup, c’est aussi le retour du berger.
Comment des scientifiques ont-ils pu réduire ainsi le débat à quelques aspects négatifs bien ciblés de l’impact du loup sur certaines activités humaines, en occultant son rôle dans les écosystèmes ? Si le loup constitue une contrainte pour certaines professions, celle-ci doit être mise en balance avec tout le reste. Par la place qu’il occupe dans les écosystèmes, par le fait qu’il existe depuis un million d’années au moins, le loup a tout simplement le droit de vivre sur notre territoire en populations viables.
Conscients que la nature dépend étroitement des sociétés humaines, nous souhaitons que des biologistes indépendants soient associés, sans parti pris ni rejet obsessionnel de cette nouvelle nature sauvage qui s’installe enfin dans notre pays. Depuis des siècles, l’agriculture simplifie et diminue la biodiversité des paysages. Est-ce le retour du loup, ce sauvage éliminé au siècle dernier, qui choque tant ? Et si cela représentait au contraire un signe et un symbole d’espoir pour mieux vivre ensemble le XXIème siècle ? Nous souhaitons vivement une approche non démagogique, responsable et éthique qui étendrait notre respect aux espèces les plus dérangeantes.
Les signataires
Jean André, maître de conférences en retraite, Université de Savoie
Muriel Arnal, présidente de One Voice
Pierre Athanaze, naturaliste, Forêts Sauvages, ASPAS
Stéphane Aulagnier, professeur, Université Paul Sabatier de Toulouse
Isabelle Autissier, présidente du WWF France
Farid Benhamou, géographe, docteur d’Agro Paris Tech et professeur en CPGE à Poitiers
Allain Bougrain-Dubourg, président de la Ligue pour la protection des oiseaux
Claude Bourguignon, ingénieur agronome, chercheur INRA en retraite, co-fondateur du LAMS
Lydia Bourguignon, maître ès sciences, ingénieur INRA en retraite co-fondatrice du LAMS
Roland Carbiener, professeur de biologie et écologie en retraite, Université de Strasbourg
Geneviève Carbone, éthnozoologue, spécialiste du loup
Gilbert Cochet, expert au Conseil de l’Europe, attaché au MNHN
François Couplan, ethnobotaniste, auteur et fondateur du Collège Pratique d’Ethnobotanique
Jean-François Darmstaedter Président de Ferus
Michel Echaubard, ancien président de la commission Faune du CNPN
Christian Erard, professeur émérite du MNHN, directeur du laboratoire de Zoologie (Mammifères et Oiseaux) et du Laboratoire d’écologie générale en retraite.
Raymond Faure, président de la FRAPNA Loire
Jean Claude Génot, écologue, rédacteur en chef de la lettre Naturalité
Philippe Germa, directeur général du WWF France
Olivier Gilg, docteur en écologie, président du Groupe de Recherche en Ecologie Arctique
Marc Giraud, vice-président de l’ASPAS
Jean-Philippe Grillet, directeur de Réserves naturelles de France en retraite
François Guérold, professeur d’écologie, Université de Lorraine
Fabien Hein, maître de conférences en sociologie, Université de Lorraine
Pierre Jouventin, directeur de laboratoire CNRS en retraite, directeur de recherche CNRS 1re classe, responsable de l’équipe « Écologie comportementale » au CEFE et du programme ETHOTAAF de l’Institut Polaire
Antoine Labeyrie, astrophysicien, membre du collège de France
Thierry Lodé, professeur de biologie Universités d’Angers et de Rennes
Baudouin de Menten, La Buvette des Alpages, blog citoyen
François Moutou, vétérinaire épidémiologiste en retraite, société française pour l’étude et le protection des mammifères, expert UICN
Vincent Munier, photographe
Fabrice Nicolino, journaliste
François Ramade, professeur émérite d’Ecologie à l’Université de Paris Sud et Président d’Honneur de la Société Française d’Ecologie
Pierre Rigaux, Société Française pour l’Etude et la Protection des Mammifères
Yves Paccalet, philosophe, naturaliste
Annik Schnitzler, professeur d’écologie, Université de Lorraine
Alain Tamisier, chercheur en biologie, au CNRS en retraite
Jean-Marc Thiollay directeur de recherche au CNRS en retraite, administrateur LPO, président du comité scientifique du Parc naturel régional de la Forêt d’Orient
Jean-Michel Walter, maître de conférences en écologie, Université de Strasbourg en retraite
Maurice Wintz, maître de conférences en sociologie de l’environnement, Université de Strasbourg