Editorial : Les néonicotinoïdes : une catastrophe silencieuse pour la biodiversité globale
Le Courrier de la Nature a déjà évoqué la menace pour la diversité du vivant que représentent les insecticides néonicotinoïdes. Homologues de la nicotine, ils en possèdent les puissantes propriétés insecticides, combinées à une stabilité moléculaire dont elle est dépourvue. Ils ont connu de ce fait un succès immédiat, devenu universel en agriculture, au point que 40 % de la consommation mondiale d’insecticides reposait en 2017 sur trois d’entre eux : l’imidaclopride, le thiaméthoxame et la clothianidine.
Hélas, il est apparu rapidement que ces substances présentaient un vaste impact sur la biodiversité terrestre. Leur nocivité est accrue par leur action systémique : ils passent directement dans la sève des végétaux par translocation radiculaire ou foliaire, contaminant toute la plante, donc le pollen et le nectar. De plus, leur rémanence est élevée, leur temps moyen de séjour dans les sols étant de l’ordre de deux ans, de sorte que leurs effets toxiques persistent bien longtemps après le traitement d’une parcelle.
Dès 1994, début de leur emploi en agriculture, les ruchers ont été victimes d’une hécatombe, les abeilles présentant une forte et brutale mortalité au printemps, quand fleurissent les tournesol et autres cultures traitées par ces insecticides. Alors qu’au fil du temps les chercheurs mettaient en évidence le désastre écotoxicologique qu’ils causaient dans l’espace rural et en dépit de leurs alertes réitérées, leur usage a connu une expansion accélérée. Bien au delà des abeilles, il est rapidement apparu que non seulement les apoïdes sauvages (bourdons par ex.) mais aussi tous les autres insectes pollinisateurs étaient éradiqués avec des conséquences dramatiques pour l’agriculture mondiale.
L’ampleur pour cette dernière des risques propres aux néonicotinoïdes est calamiteuse si l’on songe que 75 % de la production alimentaire est le fait de végétaux entomogames et que 80 % des espèces de plantes cultivées dépendent des seuls pollinisateurs sauvages ! La disparition de ces insectes pourrait coûter 600 milliards de dollars par an à l’agriculture mondiale.
De récentes recherches effectuées dans une réserve naturelle du nord de l’Allemagne et dans d’autres régions du monde ont démontré que l’usage des néonicotinoïdes a provoqué un effondrement de la biomasse totale des insectes volants. Celle-ci a diminué en moyenne de plus de 75 % en trois décennies, déclin qui s’est beaucoup accéléré après 1994…
Au delà de la disparition des insectes, ces substances menacent en réalité la biodiversité de tous les habitats terrestres. En effet, la raréfaction des insectes affecte la majorité des chaînes alimentaires aviaires et menace directement les deux tiers des espèces d’oiseaux au régime strictement ou principalement insectivore. Ainsi, on ne peut que corréler l’usage de ces insecticides avec le déclin préoccupant d’espèces banales de nos pays comme les hirondelles ou les alouettes. L’entomophagie est en outre le fait d’ordres entiers de mammifères, de reptiles tels la majorité des lacertidés, et d’amphibiens comme les anoures…
Face à une telle catastrophe écologique, la réaction des pouvoirs publics a été pendant trop longtemps d’une absence consternante. Rappelons qu’il a fallu en France neuf années après les premières alarmes des scientifiques pour que le comité d’experts sur la dégénérescence des ruches (CST) rende son avis en 2003. Quant à Bruxelles, sous la pression du lobby agro-chimique impliqué, elle n’a demandé qu’en 2011 à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) de réévaluer les procédures d’homologation de ces insecticides, agence qui arriva en 2013 aux mêmes conclusions que celles du CST… dix ans auparavant. Aucune mesure radicale ne fut alors prise par l’Union Européenne et ce n’est qu’en février 2018, soit 24 ans après les premières mises en garde de scientifiques français, que l’ANSES a enfin rendu un avis définitif, ayant conduit l’UE… à n’interdire que les trois néonicotinoïdes précités le 27 avril 2018, décision inefficace car c’est la totalité de ces substances qui doit être prohibée.
Dans cette affaire, notre pays a pris – une fois n’est pas coutume – une position pionnière en matière de protection de l’environnement, car le 20 avril 2018, les néonicotinoïdes et toute substance insecticide de mode d’action analogue ont été interdits en France avec application de la mesure dès le 1er septembre 2018. Néanmoins, la vigilance s’impose sur le suivi de ce décret, qui pourrait être édulcoré par d’intempestives dérogations.
François Ramade, Professeur émérite d’écologie et de zoologie à l’Université de Paris-Saclay, président d’honneur de la SNPN
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Dans les actualités :
Les associations s’impliquent dans le monde entier pour la protection de l’environnement. Dans la Réserve des Nouragues, en Guyane, une filière d’approvisionnement local est mise en place en faisant participer les étudiants. Au Kenya, l’association Cheetah For Ever veille à la protection des guépards dans le parc du Masaï Mara. À la Réunion, le gecko vert est en voie d’être réintroduit, pour polliniser les arbres. Au Laos, le mystérieux saola pourrait survivre grâce à l’établissement d’une réserve naturelle. Pendant ce temps, les néonicotinoïdes prouvent toujours plus leurs dégâts sur les populations aviaires. Mais au fait, pourquoi les animaux que l’on apprécie le plus sont-ils autant menacés ? Sans doute par manque de connaissances… c’est donc pour sensibiliser le grand public aux impacts des espèces envahissantes qu’une bande dessinée interactive sur les fourmis est désormais disponible en ligne.
Vie de la SNPN
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"Fragilisées par les bouleversements de leur milieu naturel et victimes depuis plusieurs décennies d’un intense trafic, les tortues rayonnées de Madagascar sont aujourd’hui dans une situation alarmante. Parmi les initiatives menées pour leur sauvegarde, le Village des tortues est à la fois un lieu de sensibilisation du public et un refuge pour les animaux provenant de saisies. Son fondateur partage ici les réflexions issues de plus de 25 ans de rencontres et de travail de terrain."
Dossier : Les mangroves par Alain PIBOT et Anne CAILLAUD : Présentes sur plus de 70 % des côtes tropicales mondiales, les mangroves représentent l’un des plus importants écosystèmes de notre planète. La température et la salinité de l’eau de mer déterminent la distribution de ces forêts marécageuses aux caractéristiques exceptionnelles, qui remplissent des services écosystémiques essentiels… et voient peser sur elles de nombreuses menaces.
Point de vue : Les réseaux écologiques : Aider la biodiversité à s'adapter au changement climatique par Romain SORDELLO
L'art et la nature selon Pierre Augustin Génicot et Marcek Creac'h