L’apéro a pris une sacrée claque depuis mars 2020. On l’a consommé seul, confiné, filmé en Zoom les jours de fête… Alors, quand Geoffroy Delorme a proposé d’aller le prendre en forêt, on a sauté sur l’occasion. Rendez-vous à Louviers, en Normandie, à l’endroit même où ce photographe naturaliste et écrivain de 36 ans a vécu sept ans en immersion avec les chevreuils, jusqu’à ses 26 ans. Sur le bout de parking bétonné qui s’est greffé entre les arbres, les SUV ont volé la vedette aux animaux. Un homme sort de sa voiture et nous fait un signe de la main. Il n’a rien d’un ermite. Sur la table de pique-nique en bois, le passionné de nature dévoile l’apéro : tisane d’ortie et sirop de sapin maison, noisettes et noix décortiquées : « Je vous sers un gobelet ? »
La botanique, ça le connaît. Les breuvages sont sans risque. « Comme j’ai passé ma vie “en confinement”, sans copains, sans animaux, sans sorties scolaires, j’ai appris la science des plantes en lisant des livres. C’était mon hobby. » Bon, il y avait les jeux vidéo aussi, mais ça n’est pas le sujet de la rencontre. Contexte familial compliqué, un incident à l’école et le voilà condamné à dix ans d’enseignement à distance et de vie à domicile. On ne s’étendra pas sur le pourquoi du comment. Ce qui nous intéresse, c’est l’issue de secours, la vie en autonomie dans la forêt que le naturaliste a commencée à 19 ans, et qu’il raconte dans son livre L’Homme-chevreuil. Sept ans de vie sauvage, paru en février aux Arènes (256 p., 19,90 €).
Militantisme et écologie
Geoffroy a toujours été fasciné par le dehors. Dès l’âge de 11 ans, il s’évade la nuit pour se balader seul dans la forêt qui jouxte le jardin de ses parents. Mais la logistique est compliquée et Geoffroy a peur de se faire surprendre. Une fois la majorité acquise, les balades sylvestres se font de jour et rallongent petit à petit. « Au départ, on y passe dix heures, puis quinze… Je rentrais chez mes parents entre chaque échappée. » Jusqu’à passer vingt heures par jour dans les bois. « A ce moment-là, on se dit que, tant qu’à faire, autant y être vingt-quatre heures sur vingt-quatre, non ? » On acquiesce. D’autant que son désir de vie sauvage est incompréhensible pour l’entourage. N’être plus là du tout se révèle plus facile que de faire des allers-retours.
Un peu bloqué dans le souvenir du film d’horreur (en forêt) Le Projet Blair Witch(Daniel Myrick et Eduardo Sanchez, 1999), on s’interroge : n’a-t-il pas eu peur de ce qu’il pourrait trouver dans cet univers hostile ? « Moi, ce qui me fait peur, c’est de me perdre à Paris, vous voyez ? » Lui, les sangliers ne le font pas détaler. Nous, on est plus à l’aise dans le métro. Après tout, chacun ses phobies.
Justement, il est arrivé dans cette forêt parce qu’il ne trouvait pas sa place dans la société. En toile de fond, il y avait du militantisme, de l’écologie, l’envie de prouver que « oui, c’est possible de vivre de la cueillette ». Et cette rencontre, imprévue, nez à nez avec Daguet, son ami chevreuil. Ils se regardent longuement, la bête est plus curieuse encore que l’homme. A force de se voir, ils se reconnaissent, les chevreuils qui entourent Daguet se laissent séduire par Geoffroy, qui les suit partout – « même si je cours moins vite… ». Ces animaux sauvages ont l’habitude des humains, on les voit parfois jusqu’aux fenêtres des maisons de campagne. Mais rares sont les récits d’amitiés si étroites entre les deux espèces. Les bêtes l’auraient adopté parce qu’il sentait la bienveillance. « Une humeur correspond à une odeur. Les chevreuils ont senti que si j’étais là, c’est parce que j’en avais envie et besoin. » Cela dit, précise l’homme, « je ne me suis jamais pris pour un chevreuil, hein ! ».
Il reste donc en forêt avec eux, imitant leurs techniques de survie. Il renonce à dormir la nuit, il a plusieurs fois frôlé l’hypothermie. A la place, il suit le cycle de sommeil de ses amis : quelques heures par jour à plusieurs reprises, tapis sous un arbre. Au bout d’un temps, la vie sylvestre n’a plus de secrets pour Geoffroy. Mais de là à y vivre pendant sept ans ? « Si des explorateurs peuvent dormir sur la glace pendant des semaines, je me suis dit que je pouvais bien le faire dans une forêt normande par 10 °C. »
Comme on a vraiment besoin de comprendre, on insiste, avec une bibliothèque de comparaisons un poil faiblarde : le héros du film Into the Wild(Sean Penn, 2007) mange une herbe et meurt en quelques heures. Comment êtes-vous resté sept ans en vie ? Heureusement, Geoffroy Delorme a de l’humour, et réponse à tout. Il explique comment manger une ortie sans se piquer, comment distinguer le colchique (mortel) de l’oseille, comment doser sa consommation de cette dernière. Lui s’est d’ailleurs retrouvé « complètement décalcifié », empoisonné, après une overdose d’oseille. Il y a survécu, au moins.
Pour compléter, il ose quelques expéditions nocturnes dans le champ du voisin. « Il ne m’en veut pas, mais il a dû se demander où s’envolaient ses carottes », plaisante-t-il. Il trouve que le trèfle, c’est super sucré. En fonction de ce qu’on a mangé avant, cela va sans dire. « On s’habitue à une alimentation âcre, âpre, amère », développe-t-il. Il sait même filtrer l’eau pour la rendre potable avec une chaussette en laine ! (La laine a de sacrés pouvoirs et nous, l’air drôlement ébahi.) « Mais ça, c’est vraiment pour jouer la baroude, sinon j’allais piquer de l’eau au robinet du cimetière », avoue-t-il en sirotant le liquide vert fluo goût sapin.
Au fil de cette expérience, il aime se détacher de ce monde où l’on « sur-vit », revenir à ce qui est vital. Entre les parcelles 43 et 44 qui s’étendent autour de nous en ce mercredi soir d’hiver, Geoffroy a vécu ses plus belles années d’amitié avec Daguet, Chevy, Etoile et les autres, en acceptant les lois de la nature. « On est dans une société très noble, qui ne tolère pas de perdre ses membres, qui protège le plus faible, en témoigne la crise du Covid-19. Dans la nature, ça ne se passe pas comme ça. » Il se souvient de Chevy, qui voulait toujours traverser une route en pleine nuit, très fréquentée. « Je faisais tout pour qu’il ne traverse pas. Et ça l’énervait ! Puis je me suis dit : qui suis-je pour lui interdire de prendre ce risque ? Empêcher les gens de prendre des risques, c’est les empêcher de vivre », remarque-t-il, en clin d’œil au confinement.
Dose de forêt quotidienne
Confinements qu’il a bien vécus, dans son appartement de Louviers, mais qu’il n’a pas franchement suivis à la lettre. Il a besoin de sa dose de forêt quotidienne. « Je me suis pris une amende, il semble que je n’avais rien à faire dehors ! » Le reste du temps, il était chez lui, à écrire son livre, avec sa compagne. Un jour, leurs chemins se sont croisés dans le bois. A l’époque, ses amis chevreuils ne cessent de le ramener vers la route, « façon de me dire, ce n’est plus ta place, grandis ! Eux avaient tous des gosses… Moi j’étais l’ado de service ! ». Cette femme porte un parfum sucré, elle partage le même goût pour la nature, « en bien moins barrée que moi »,s’amuse-t-il. C’est en partie pour elle qu’il a quitté la vie sauvage. Ils continuent de se balader en forêt ensemble. Y dormir ? Pas question, car elle est frileuse.
D’ailleurs, on a froid aux mains, après deux heures à discuter au milieu des pins. Lui a les manches remontées, pas d’écharpe. « Là, on a 13 °C, c’est agréable ! » commente-t-il, avant de nous conseiller de nous réchauffer les mains en les frottant dans la terre. On décline gentiment la proposition. Il pose seul sous les spotlights, au grand dam du photographe, qui aurait bien aimé que ses chevreuils l’accompagnent pour le cliché. Malheureusement, ils sont tous morts depuis. Entre deux flashs, l’expert donne sa recette de sirop contre les maux de gorge, au cas où on se réveillerait malade demain matin. « Vous prenez de la vodka, des bourgeons de pin, vous faites macérer avec du sucre pendant trois semaines. Vous filtrez. Vous buvez. Vous verrez, c’est magique ! »