Humboldt et la nouvelle génération d’aventuriers
Celui qui « désirait saisir le monde des phénomènes et des formes physiques dans leur connexité et leur influence mutuelles » a offert à la science une alternative à l’approche romantique.
« Carte blanche ». Livre après livre, des voix s’élèvent pour faire entendre une autre approche de la nature et des sciences. Point de nostalgie mais la célébration d’un temps, celui de Goethe et de Humboldt, où l’histoire naturelle et physique était attentive à tous les êtres du monde, comme nous le rappelle Romain Bertrand dans Le Détail du monde (Seuil, 288 pages, 22 euros). Dans son livre Cosmos (1855), Alexandre von Humboldt « aspire à réunir à la valeur scientifique le mérite de la forme littéraire ». Marie-Noëlle Bourguet, dans Le Monde dans un carnet (2017), montre comment, après son retour triomphal des Amériques en 1804, voyageant en Italie, Humboldt privilégie une autre stratégie. Ici, point de rêverie, la promenade s’opère le carnet, la boussole et le chronomètre à la main. Le détail se fait mesures et inscriptions, scandant les relevés de pression ou de température, les mesures astronomiques et les observations géomagnétiques. La sécheresse de l’écriture savante de Humboldt est une écriture blanche qui dit l’ambivalence de la science romantique.
Mais il y a plus, en refusant l’exotisme du récit de voyage, en délaissant incantations et métaphores, l’auteur de Cosmos « désirait saisir le monde des phénomènes et des formes physiques dans leur connexité et leur influence mutuelles ». Dans cette tension entre approche romantique et quantification abstraite, la projection dans le monde joue donc un rôle essentiel pour la science allemande entre 1800 et 1860. Pour le montrer, Moritz von Brescius, maître de conférences à l’université de Bern, accompagne une nouvelle génération d’aventuriers allemands, les frères Schlagintweit, dans l’Himalaya et en Asie centrale (German Science in the Age of Empire, Cambridge University Press, non traduit, 2019), terrain d’affrontements et de concurrence entre grandes puissances scientifiques dans la première moitié du XIXe siècle.
Savants aventuriers
Le voyage en Asie s’affirme comme un empire d’opportunités pour ces naturalistes qui s’embarquent sur des navires de l’East India Company, méfiante à l’égard des savants français. S’ils échouèrent à obtenir le financement de l’Etat de Prusse en 1852, le soutien inconditionnel de Humboldt lorsque les frères s’établiront à Berlin, en 1849, leur fournit un modèle d’expédition scientifique et les encouragea à poursuivre le propre voyage d’Humboldt de 1829 en Sibérie jusqu’à la frontière chinoise. La trajectoire de ces savants aventuriers, pris entre plusieurs mondes scientifiques et donc plusieurs autorités, révèle néanmoins la crise de la science romantique et l’abandon du paradigme humboldtien au profit d’un nouvel ordre des savoirs où disciplinarisation et nationalisation des sciences règnent en maîtres.
Si Humboldt reste fortement associé à la science française, les seconds voyagent et travaillent pour l’empire britannique. Brescius montre la plasticité et l’opportunisme de ces savants, habiles à entrer en contact avec des intermédiaires, traducteurs et savants locaux, dont le fameux Mani Singh, qui explorera plus tard, secrètement, le Tibet pour les autorités britanniques. Désireux de réaliser une cartographie affranchie des logiques coloniales, ils seront toujours enclins à accumuler des collections ethnographiques au nom de l’idéal humboldtien d’une science universelle, mais auront soin aussi de satisfaire les attentes des sociétés de géographie à Londres, Paris ou Berlin, ou de participer à la fameuse « croisade géomagnétique » entreprise dès 1830, en association avec la Royal Navy et l’amirauté.
Propulsés au milieu du tumulte des révoltes indiennes de 1857, où l’un des frères mourra assassiné, ils paieront cher leur mobilité, suscitant controverses à leur retour en Allemagne et parvenant difficilement à ouvrir leur musée indien. Au-delà de la fascination pour Humboldt, ces recherches brouillent les grands récits et montrent à l’arrière-plan de Cosmos la force des savants locaux et des savants mercenaires dans cet agrandissement du monde.
Friedrich Karl, Wilhelm, Heinrich Alexander, baron von Humboldt1, plus connu sous le nom d'Alexander von Humboldt ou Alexandre de Humboldt, est un naturaliste, géographe et explorateurallemand, né le à Berlin et mort le à Potsdam2 ou Berlin3. Il était membre associé de l’Académie des sciences française et président de la Société de géographie de Paris. Par la qualité des relevés effectués lors de ses expéditions, il a fondé les bases des explorations scientifiques.