Arne Næss, philosophe norvégien, héritier de Gandhi et de John Muir, a donné à l’écologie sa première expression philosophique en fondant le mouvement de l’Écologie profonde, un mouvement qui a influencé durablement l’écologie contemporaine. Arne Næss, amoureux inconditionnel de la montagne et alpiniste émérite, a puisé dans cette nature rude et sauvage l’essence même de sa philosophie.
L’appel de la montagne
Arne Næss, né en 1912, a grandi sur une haute colline près d’Oslo, en Norvège. Dès son plus jeune âge, il explore les montagnes qui l’entourent et découvre le plateau du Hallingskarvet : « … quand j’avais 10 ou 11 ans, je grimpais sur cette montagne et je la voyais comme une sorte de père, grand et bienveillant… il y a une forme d’équilibre sur cette grande et superbe montagne (…) pour moi, elle était vivante, alors j’ai pensé que la meilleure chose à faire, ce serait de vivre sur la montagne elle-même. »
À 13 ans, Arne Næss escalade son premier sommet – le Smiubaeljen, 1916 m - avec un ami. Dans ses entretiens avec le musicien américain David Rothenberg, il raconte qu’en découvrant les sommets qui l’entourent, au fur et à mesure de l’ascension, « l’idée folle » d’escalader tous les plus hauts sommets de Norvège lui est venue ; un exploit qu’il réalisera entre 16 et 17 ans, et cette passion le conduira à être, en 1950, le premier norvégien à parvenir au sommet du Tirich Mir – 7 708 m - dans l’Himalaya.
Jamais, Arne Næss ne pensera cette relation avec la montagne comme une compétition ou une confrontation, mais plutôt comme la joie de faire corps avec un environnement immensément libre : « …plus nous nous sentons petits auprès des montagnes, plus nous avons de chance de participer à leur grandeur ».
Psychanalyse et philosophie
Le jeune homme étudie la philosophie à l’université d’Oslo et en 1933, il part à Vienne, en Autriche où, décidant que pour enseigner la philosophie, il faut d’abord se connaître soi-même, il entreprend une psychanalyse avec un collègue de Freud.
Outre le norvégien, Arne Næss apprend l’anglais, l’allemand et le français, et grâce à sa formation en philosophie classique, il lit Spinoza dans le texte. Le philosophe du XVIIè siècle, pour qui la raison ne doit pas occulter les sentiments, conduit le jeune alpiniste à « écouter son ventre » face à la montagne pour ne pas prendre de risques inutiles. Et sous son influence, il repense la relation entre l’humain et la nature : « Spinoza parle de l’infinité des êtres et de l’infinité des relations possibles entre eux », construisant les prémices de son écologie profonde – en anglais Deep ecology -.
Et en 1937, à 25 ans, Arne Næss réalise le rêve de son enfance : il se lance dans la construction d’un refuge en bois et en pierre sur le haut plateau montagneux de Hallingskarvet à 2000 m d’altitude, entre Oslo et Bergen.
La cabane des pierres croisées
Tvergastein, « la cabane des pierres croisées », ainsi nommée par le jeune homme qui est fasciné par les cristaux de quartz incrustés dans les pierres qui l’entourent, se trouve à 5h de train d’Oslo puis 3h d’ascension à partir du hameau d’Ustaoset, où la famille Næss passait ses vacances.
Dans un paysage austère et rude, cette cabane solitaire de 8 mètres sur 5 est pour Arne Næss le refuge silencieux idéal, où la réflexion et la pensée philosophique peuvent s’épanouir au contact de la nature sauvage.
Au refuge, le confort est spartiate : un réchaud pour manger, quelques bougies, des couvertures, un magnétophone pour écouter de la musique et beaucoup de livres. L’été, le philosophe boit l’eau des ruisseaux, l’hiver, il fait fondre la neige.
Mais mener une vie simple, loin de l’abondance, n’implique pas de souffrir : « à Tvergastein, il est toujours permis de déguster un whisky, d’écouter de la musique et d’apprécier la compagnie d’un bon ami » relate Mathilde Ramadier dans le livre qu’elle a consacré au philosophe, Arne Næss, penseur d’une écologie joyeuse.
La retraite est propice à l’étude et c’est là qu’Arne Næss, influencé dès 1931 par la pensée non-violente de Gandhi, apprendra à lire le sanscrit. Mais le philosophe à la curiosité insatiable fait aussi de Tvergastein un « institut de pétrologie, de zoologie et de botanique, pour le plaisir » racontera-t-il à David Rothenberg.
Vivre en phase avec ses convictions
Professeur de philosophie à l’université d’Oslo à partir de 1939, réputé pour son excentricité et sa joie de vivre, Arne Næss est apprécié de ses étudiants. Entre des conférences universitaires dans le monde entier et sa passion pour l’alpinisme, le philosophe est un grand voyageur, mais il monte à Tvergastein dès qu’il le peut, et il passera au total une douzaine d’années dans son refuge où il élaborera sa théorie de l’Écologie profonde.
En 1943, alors que la 2nde Guerre Mondiale secoue l’Europe, les nazis, qui considèrent l’université d’Oslo comme un foyer de rébellion, s’apprêtent à rafler les étudiants pour les envoyer en camps de concentration. Arne Næss est alors contacté par la résistance pour les prévenir mais les jeunes Norvégiens n’auront pas le temps de s’enfuir et beaucoup seront faits prisonniers. A la suite de cet évènement, le philosophe s’engage dans les services secrets alliés.
Arne Næss, qui a toujours voulu vivre au plus près de ses convictions, quitte sa chaire de philosophie à l’université d’Oslo en 1969 pour se consacrer au militantisme écologique. Influencé notamment par Rachel Carson et son livre Printemps silencieux sur le rôle du DDT dans la disparition des oiseaux, il se lance dans la politique en soutenant les Verts norvégiens et participe à de nombreuses luttes écologistes et non-violentes en Norvège.
En 1973, le philosophe écrit l’article fondateur de l’écologie profonde et en 1988, il deviendra le premier secrétaire de l'ONG Greenpeace en Norvège.
Écologie profonde contre écologie superficielle
Dans son article Deep Ecology - « L’écologie profonde » - Arne Næss propose une plateforme en huit points fondamentaux qui ne sont pas des directives, mais plutôt des guides dont chacun peut s’inspirer.
Le philosophe propose de décentrer notre regard d’humain supérieur aux autres espèces : « il met en avant la valeur des vies non humaines, qu’il faut considérer en dehors de leur utilité : les espèces non humaines ne constituent pas un réservoir dans lequel l’humain peut puiser suivant ses besoins », explique Mathilde Ramadier. Au sein de l’écosystème – dont l’humain est partie prenante - la diversité des formes de vie, leur complexité et la complexité des relations qu’elles entretiennent, leur confère une valeur intrinsèque que l’humain n’a pas le droit de réduire pour satisfaire ses besoins s’ils ne sont pas vitaux.
L’ écologie profonde s’oppose à l’écologie superficielle, au greenwashing et au néolibéralisme vert qui vise à préserver les ressources pour favoriser le développement des pays riches : « l’écologie superficielle consiste à ne rien changer à son mode de vie puis à trouver des solutions “pansements” ; l’autre implique au contraire de vivre de telle façon que nous laissions un héritage digne de ce nom à nos enfants, c’est à dire d’une façon naturelle, en laissant une planète le plus indemne possible. » Mais sans oublier pour autant de jouir de la vie.
Arne Næss, qui a donné à l’écologie sa première expression philosophique, décèdera à 96 ans en 2009.
Source : RFI
En savoir plus :
L’écologie profonde, Arne Næss,1973, éditions PUF, 2021
Arne Næss, vers l’écologie profonde, entretiens avec David Rothenberg, 1992, éditions Wildproject, 2017
Une écosophie pour la vie. Introduction à l’écologie profonde, Arne Næss, éditions du Seuil, 2017
Arne Næss, penseur d’une écologie joyeuse, Mathilde Ramadier, éditions Actes sud, 2017
Et il foula la terre avec légèreté, textes : Mathilde Ramadier, dessins : Laurent Bonneau, 2017, éditions Futuropolis
The call of the mountain / L’appel de la montagne, 1997, documentaire de Jan van Boeckel /
Printemps silencieux, Rachel Carson, 1962, éditions Wildproject, 2020