COURS PAR CORRESPONDANCE ET OBSERVATION DE LA NATURE
"C’est Monsieur Météo", sourit sa mère, Sandra, 41 ans. L’œil à la fenêtre, Victor devine ce que sera le jour qui s’annonce, dans cette maison de Rombas (Moselle) où ses parents louent un rez-de-chaussée avec jardin, en bordure de champs, à deux pas de la forêt. L'hiver, cet enfant unique se lève à l'occasion vers 6h30 ou 7 heures, même s'il ne va pas à l'école, pour nourrir les oiseaux de graines soigneusement choisies.
"On l’a déscolarisé en tout début de CE1, rembobine sa mère, lorsqu'on est partis faire un tour d’Europe de plusieurs mois. On a vu qu'il s'épanouissait davantage en cultivant sa curiosité." Cette ancienne directrice de centre socioculturel assure donc à l’intention de son fils – "hypersensible" – l’école à la maison, "comme la loi française nous y autorise". Malgré ses multiples activités, Victor tient à suivre le programme, via des cours par correspondance : "Je suis encore en 5e parce que je fais d’autres choses à côté. Normalement, je devrais être en 4e, mais au collège, je ne pourrais pas faire tout ce que je fais, ni observer tous les jours la faune sauvage."
En principe, il consacre sa matinée à quatre ou cinq heures de travail scolaire. Mais en ce jour de visite, il déroge à la règle pour faire avec nous, en gros godillots de marche, jogging et anorak gris, le tour de son royaume. Dans le jardin aux herbes folles, il vérifie que la grenouille s'ébroue toujours dans la mare, puis passe au terrain en friche voisin où il a planté deux cerisiers, un mirabellier, une haie d’aubépines. Et aménagé un trou où, espère-t-il, les mésanges pourront puiser la boue nécessaire pour constituer leur nid. L'œil et l'oreille aux aguets, il suit le chemin qui s'enfonce dans la forêt. Pointe ici une trace, là un nid, ailleurs des plumes éparses, guette les chants, les cris, les mouvements lui permettant d'identifier tel ou tel spécimen, parmi "les centaines d'oiseaux" qu'il reconnaît déjà.
"JE NE SUIS PAS UNE ICÔNE"
L'heure a tourné plus vite que prévu. Midi approche, il est temps de retourner à la maison. Pour le déjeuner : haricots rouges, riz de Camargue et délicieux gâteau à base de sucre, farine, yaourt soja bio, margarine. Mère et fils (depuis l'âge de 9 ans) se nourrissent vegan. Le père, Vincent, 45 ans, "mange à l'extérieur de la viande s'il y en a", mais se plie à la discipline familiale quand il est à la maison. Comme il travaille pour la télévision locale de Rombas (qui dépend de l’office municipal de la culture), il rentre à l’heure des repas.
La conversation roule sur la passion de Victor, la préservation de la vie sauvage. Les parents racontent, se complétant l'un l'autre :
Ça l’a pris tout petit. A 3 ans, lui qui ne se mettait jamais en colère, s'est fâché pour qu’on arrête d’écraser les fourmis. Une fois, on a eu une invasion, on a mis deux heures à les sortir avec la balayette.
Sandra, la mère de Victor
Mais le tournant fondateur date de 2013 et du voyage en Europe. A 8 ans, Victor embarque près de six mois avec ses parents à bord d'un Renault Trafic, une camionnette aménagée dans laquelle ils dormaient. "Pour l'occasion, se rappelle la mère, une amie lui a offert un guide ornithologique." "Ça m'a fait connaître les oiseaux, c’est devenu ma bible", enchaîne Victor. "Il le savait par cœur", ajoute son père.
De la Scandinavie à l'Italie, cette odyssée initiatique donne à Victor le goût de la photo et lui offre ses premières rencontres marquantes. En Norvège, une Française lui signale le Festival international de la photo animalière et de nature de Montier-en-Der (Haute-Marne). Il y fera la connaissance de Vincent Munier, un des grands noms de la photographie animalière. "On est tombés sur pas mal d’associations et après, c’est parti”, résume le père.
A 8 ans, le gamin ouvre son blog et y publie ses photos. Chamois sur un piton, aigrette en plein vol, coccinelle sur une tige... Une nouvelle passion est née, qui sert la première. Au retour, à 9 ans, Victor adhère à la Ligue de protection des oiseaux (LPO) de Moselle, puis à bien d’autres, comme le Rassemblement pour une France sans chasse. Le massacre légal de bêtes sauvages le révulse. "Dans les Vosges, s'indigne-t-il, l’alouette des champs disparaît [comme le reconnaît la préfecture], mais sa chasse reste autorisée car c’est une 'chasse familiale' [traditionnelle]." Et, sur son blog, il pourfend "l'agence de la honte", en reproduisant l'article du Canard enchaîné consacré aux "beaux cadeaux faits aux chasseurs" à l'occasion du "mariage entre l'Agence française pour la biodiversité et l'Office national de la chasse" voté par le Sénat.
D'indignation en indignation et de fil en aiguille, il a, dès février 2018, l'idée d'organiser "une marche pour la biodiversité" à Metz, avec l'appui et l'aide active de la Ligue de protection des oiseaux. “Je ne suis pas une icône. Je veux qu’on parle du sujet. Je veux protéger les amphibiens et les busards cendrés, ce rapace migrateur qui niche en France dans les friches. Mais avec l’agriculture intensive, il n'en trouve plus et il niche dans les champs de céréales, où les jeunes busards se font broyer par les moissonneuses. S'ils ne sont plus protégés, ils vont disparaître de Lorraine."
Le 4 septembre 2018, peu après "la démission de Nicolas Hulot comme ministre de l'Environnement", la date de la marche est validée. Ce sera le samedi 9 mars 2019. Sur Facebook et YouTube, Victor lance un vibrant appel à participer, intimant aux internautes de "ramener" leur "sœur, beau-frère ou grand-mère".
Des personnalités comme le président de la Ligue de protection des oiseaux, Allain Bougrain-Dubourg, embraient et appellent à se joindre au mouvement. A l'arrivée, c'est un succès, souligne Le Républicain lorrain : près de 1 500 personnes défilent à Metz. Il devait ensuite participer à l'alter G7 organisé les 3 et 4 mai à Metz dans un village écocitoyen par plusieurs ONG, dont l'association altermondialiste Attac, en contrepoint du G7 de l'environnement accueilli dans la même ville les 5 et 6 mai.
LA MÉDIATISATION, "C’EST QUAND MÊME VIOLENT"
Et les parents ? Comment prennent-ils le vedettariat naissant de leur fils ? Comme un choc. Passé le dessert, le père, Vincent, confie, avoir "été surpris en mars dernier par l’ampleur du déclic médiatique".
Au départ, on se disait que si on avait un petit article dans Le Répu [Le Républicain lorrain], c’était bien. Mais la semaine de la Marche pour la biodiversité, on a eu 15 à 20 demandes de médias. Et le samedi, on s’est retrouvés avec des reportages de BFMTV, M6, TF1. On n’est pas des pros de la com, c’était quand même violent.
Vincent Noël
L'obsession de leur fils a changé leur vie, reconnaît le père. "Tout tourne autour de ça dans la famille. Pas un week-end où on ne soit sur le terrain. L’autre semaine, c’était dans les Vosges pour le comptage du butor étoilé. Il fallait arriver à 8 heures dans un secteur défini pour écouter les chants, les cris, qui permettent de cartographier cette population d’oiseaux." Et, admet-il, c'est "dur parfois de se motiver" quand on travaille toute la semaine et qu'il faut "partir [le week-end] à 6 heures du matin".
Même s'il l'a largement aidé, maniant notamment la caméra pour les vidéos publiées par son fils sur YouTube, Vincent n'en revient pas de cet enfant qui dicte désormais largement l'agenda de ses loisirs. Et la mère reconnaît pouvoir être gênée quand son fils, parfois, interpelle les passants. Sans acrimonie, mais avec fermeté. "Il n’a pas de mesure. S’il pense qu’il ne faut pas donner de pain aux oiseaux, il va leur dire." Oui, explique sereinement Victor. "Le pain est mauvais pour les oiseaux parce que dedans, il y a du sel. Les oiseaux ne transpirent pas, donc ils n’évacuent pas le sel. Dans le pain, il n’y a pas de nutriment pour eux, ça leur donne des maladies."
Par la force de ses convictions, Victor donne à réfléchir au-delà du cercle parental, assure Sandra. Jusqu'à changer des comportements ? "Ma sœur,affirme-t-elle, a arrêté les bouteilles en plastique." Une victoire pour Victor qui ne se reconnaît pas de modèle, "sauf peut-être Paul Watson" de Sea Shepherd, ce pirate des mers canadien qui traque les chasseurs de baleines et se bat pour la sauvegarde des océans.
"UN LANGAGE ADAPTÉ AUX ENFANTS"
Du côté des associations de protection de la nature, on se réjouit de ce bain de jouvence inattendu. L'un des représentants de la LPO de Moselle, Jean-Yves Schneider, s'émerveille de cette recrue qui rajeunit les effectifs. "Il est plein de jus, plein de vie. Et avec ses mots d’enfant, il ouvre sur des sujets qu’on ne voyait pas comme ça".
Tous le disent, quand il s'agit de la disparition des espèces, Victor est intarissable. Telle une éponge, cet ado à la mémoire encyclopédique absorbe les connaissances des spécialistes pour défendre les espèces menacées. Et cette soif d'apprendre le pousse à multiplier les contacts et à candidater à des stages. Car l'écolier buissonnier songe, à terme, à revenir dans un cadre plus classique. Il souhaiterait plus tard s'orienter "en lycée pro, spécialisation gestion du milieu nature". Et on voit mal qui pourrait le surpasser en termes de motivation.
Les associations, aussi, lui font les yeux doux. Cet après-midi-là, c'est Karine Devot, la présidente d'Apicool, qui vient le voir. Cette ancienne banquière, qui gagnait jadis "quatre fois plus à faire de l’optimisation fiscale au Luxembourg", a fondé il y a neuf ans cette petite structure qui se bat pour les abeilles.
Et elle tente de gagner Victor à son idée : faire partie d'un groupe qui jouerait sur YouTube un rap de sa composition dénonçant l'emploi des néonicotinoïdes, avec l'espoir secret de la voir interprétée ensuite par un artiste à succès (mais chut !, interdit d'éventer le secret). Prudent, le garçon réserve sa réponse. Il limite son usage des réseaux sociaux : sa page Facebook sur la biodiversité et sa chaîne YouTube, qu'il alimente à l'occasion en fin d'après-midi, sont vouées à son combat pour la préservation de la vie sauvage.
Si ses parents veillent au grain, tout en accompagnant le mouvement, Victor est sollicité de toutes parts. Au printemps, il ira dans une maison de retraite de Thionville sensibiliser les seniors au sort des crapauds. Et depuis trois ans, il intervient dans les écoles auprès d'élèves à peine plus jeunes que lui. "Ça s’est fait de façon très naturelle. L'an dernier, il est venu pendant une matinée de classe" déroule Nathalie Gonzalez , qui était alors professeur des écoles d'une classe à double niveau CM1-CM2 à Rombas.
Victor est bluffant, les gamins n’ont pas moufté pendant trois heures. Il arrive avec des images de huttes de castor, ou d'oiseaux de Moselle, une rivière qu’ils connaissent. Il leur pose des questions : 'Est-ce que vous nourrissez les oiseaux ?' Puis, il leur explique pourquoi il ne faut pas le faire. Il les a happés et pourtant, c’était une classe remuante.
Nathalie Gonzalez, professeur des écoles à Rombas
Même son de cloche du côté d'Isabelle Montes, professeur des écoles de CP à Woippy (Moselle). "Il est déjà venu deux fois dans ma classe avec ses parents. Ils sont douze élèves, pas nombreux, et les enfants sont hyper intéressés. Il les a mis en action, il leur a fait utiliser des outils d’observation – jumelles, longue vue, tente de camouflage. Il a même ramené des traces trouvées dans la nature, des morceaux de bois rongés par les castors, et il fallait trouver qui avait fait ça. Son langage est hyper adapté aux enfants. On sent qu’il est tout le temps sur le terrain et que ça le passionne. Depuis, plus question de marcher sur un ver de terre dans la cour !"
***************************
Texte : Anne Brigaudeau