Dans son nouveau rapport d’évaluation publié vendredi, l’IPBES appelle à gérer de façon durable la faune et la flore pour préserver le bien-être de milliards de personnes et mettre un terme au déclin de la biodiversité.
C’est un chiffre qui rappelle à quel point nos vies sont liées à celles des plantes et des animaux sauvages – une relation sans doute évidente mais qui peut aussi paraître lointaine, voire abstraite : à l’échelle de la planète, quelque 50 000 espèces non domestiquées sont utilisées dans les secteurs de l’alimentation, de l’énergie, de la médecine, des matériaux ou encore des loisirs. La sécurité alimentaire mondiale, notamment, repose très largement sur ces ressources : une personne sur cinq dépend des plantes sauvages, des algues et des champignons pour sa nourriture et ses revenus, et 2,4 milliards d’êtres humains ont besoin de bois pour cuisiner. Au total, la survie de 70 % des populations pauvres est directement liée à la flore et à la faune sauvage.
Alors que l’érosion de la biodiversité ne cesse de s’aggraver, menaçant ces usages et donc le bien-être d’une partie de l’humanité, la Plate-forme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) dévoile, vendredi 8 juillet, un nouveau rapport d’évaluation sur l’utilisation durable des espèces sauvages.
Surnommée « le GIEC de la biodiversité », en référence au Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, l’instance créée en 2012 fédère 139 gouvernements qui ont approuvé, lors d’une session plénière à Bonn (Allemagne), un « résumé aux décideurs » d’une trentaine de pages. L’étude complète, élaborée par 85 experts de plus de cinquante pays, a nécessité quatre ans de travail et se fonde sur quelque 6 200 références.
« Première évaluation globale »
« Ce rapport est la première évaluation globale de notre usage des espèces sauvages, explique Jean-Marc Fromentin, directeur de recherche à l’Institut français de rechercher pour l’exploitation de la mer (Ifremer), qui a codirigé cette évaluation. Jusqu’ici nous n’avions qu’une vision très fragmentée de la situation : nous avions quelques connaissances concernant la pêche, l’exploitation du bois… Le résultat final montre à quel point ces espèces sauvages sont importantes ; j’ai moi-même été surpris par le très grand nombre d’espèces que nous utilisons ! » Le nombre d’espèces vivantes sur Terre est estimé entre huit millions et dix millions, dont un peu plus de deux millions ont été décrites – les insectes représentent les trois quarts des espèces animales connues.
Les experts de l’IPBES identifient cinq grandes catégories de « pratiques » liées à l’utilisation d’espèces sauvages : la pêche, la cueillette, l’exploitation forestière, le « prélèvement » d’animaux terrestres pour la chasse ou le commerce, et les activités non extractives telles que l’observation de la nature.
« Les pays du Sud ne sont pas les seuls à utiliser en abondance les espèces sauvages, insiste la spécialiste des forêts Marla Emery, codirectrice du rapport. Du poisson que nous mangeons aux médicaments, aux cosmétiques, aux décorations et aux loisirs, cet usage est beaucoup plus répandu que la plupart des gens ne le pensent. »
Au-delà de la subsistance quotidienne, des secteurs d’activité économiques et culturels majeurs reposent sur ces ressources. Les espèces d’arbres sauvages représentent par exemple les deux tiers du bois utilisé par l’industrie et, jusqu’à la pandémie de Covid-19, les aires protégées accueillaient chaque année huit milliards de visiteurs venus observer la nature, générant 600 milliards de dollars (591,35 milliards d’euros) de revenus.
Indispensables et en péril
Indispensables au fonctionnement de nos sociétés, la faune et la flore sont pourtant en péril. En mai 2019, à l’issue d’une session organisée à Paris, l’IPBES avait publié sa première évaluation mondiale qui livrait un constat effrayant : un million d’espèces animales et végétales – soit une sur huit – sont menacées de disparition à brève échéance.
L’humanité est à l’aube d’une sixième extinction de masse, le taux actuel d’extinction étant des dizaines ou des centaines de fois supérieur à ce qu’il a été durant les dix derniers millions d’années. Et l’exploitation effrénée des ressources naturelles constitue l’un des cinq principaux facteurs à l’origine de cet effondrement du vivant. « La surexploitation a été identifiée comme la principale menace pour les espèces sauvages dans les écosystèmes marins et la seconde plus grande menace pour ceux des écosystèmes terrestres et d’eau douce », rappelle aujourd’hui l’IPBES.
Les données manquent pour évaluer précisément dans quelle mesure chaque espèce sauvage est utilisée, ou non, de façon durable – une utilisation durable est définie comme n’entraînant pas le déclin de la diversité biologique à long terme et maintenant les fonctions des écosystèmes tout en contribuant au bien-être humain –, mais les tendances globales témoignent d’un recours accru à ces ressources.
Concernant la pêche, environ 34 % des stocks de poissons sauvages marins sont considérés comme surexploités. Les pays et régions où les pêcheries, souvent de grandes tailles, sont gérées de façon efficace ont vu les stocks de poisson augmenter, comme cela a été le cas pour le thon rouge de l’Atlantique. Au contraire, de nombreuses pêcheries artisanales d’Afrique, mais aussi d’Asie, d’Amérique latine et d’Europe pour la pêche côtière, affectent la ressource et l’environnement. Parmi les victimes de ces pratiques, les requins et les raies ont lourdement pâti de la surpêche et des captures accidentelles au cours des cinquante dernières années : au moins 449 espèces sur près de 1 200 sont aujourd’hui menacées.
La chasse met aussi en péril la survie de plus de 1 300 espèces de mammifères, les plus gros animaux étant particulièrement visés.
Environ 12 % des espèces d’arbres sauvages sont fragilisées par l’exploitation forestière non durable, et la cueillette pèse sur plusieurs groupes de plantes, notamment les cactus, cycas et orchidées. « Rendre soutenables l’ensemble de ces pratiques est extrêmement important pour l’humanité, car, si nous ne le faisons pas, certains usages seront à risque, insiste Jean-Marc Fromentin. Mais c’est aussi fondamental pour mettre un terme au déclin de la biodiversité. »
D’autant plus qu’à l’avenir les espèces sauvages seront soumises à des pressions supplémentaires. La croissance de la population, d’abord, entraînera une augmentation de la consommation : la demande mondiale de poissons pourrait doubler d’ici à 2050 ; les plantes, les algues et les champignons seront de plus en plus utilisés. Les besoins en bois pour produire de l’énergie vont également progresser alors que le couvert forestier pourrait continuer à régresser, en raison de l’exploitation illégale et des mortalités liées au dérèglement climatique.
Favoriser les pratiques vertueuses
Le réchauffement, justement, aura des impacts multiples sur la faune et la flore, en modifiant la répartition des populations, leurs dynamiques ou encore la fréquence des événements extrêmes. Les progrès technologiques, quant à eux, pourraient être à double tranchant : s’ils peuvent permettre d’améliorer le contrôle, le suivi et la mise en œuvre de mesures favorisant une utilisation durable, ils peuvent aussi conduire à une intensification de l’exploitation des ressources.
Face à ces défis, les auteurs de l’IPBES soulignent que des « changements transformateurs » sont nécessaires pour progresser vers des usages durables et recommandent sept pistes d’action pour favoriser des pratiques vertueuses : mettre en place des politiques inclusives et participatives, instaurer des outils et des réglementations permettant d’assurer une distribution juste et équitable des coûts et bénéfices, améliorer la surveillance et l’évaluation des pratiques, adapter les mesures aux contextes locaux… « Les hommes politiques ne vont peut-être pas être ravis, car il n’existe pas de recette unique pour instaurer des pratiques durables, précise Jean-Marc Fromentin. Mais même si c’est complexe, c’est possible ! »
Au rang des recommandations, l’IPBES insiste en particulier sur la nécessité de reconnaître et soutenir plusieurs formes de savoirs et notamment ceux des peuples autochtones et des communautés locales, jusqu’ici « trop souvent sous-utilisés et sous-évalués ». Dans la plupart des cas, les peuples autochtones utilisent les ressources naturelles, dont ils dépendent fortement, de manière durable. Sur leurs territoires par exemple, qui couvrent 38 millions de kilomètres carrés – soit environ 40 % des aires terrestres protégées mondiales –, la déforestation est en général moins forte qu’ailleurs, notamment quand leurs droits fonciers sont garantis.
Ces messages de l’IPBES seront-ils pris au sérieux par les dirigeants ? Au cours des prochains mois, deux échéances permettront d’en juger. La Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (Cites) se tiendra en novembre au Panama puis, quelques semaines plus tard, aura lieu la COP15 sur la biodiversité au Canada. Avec deux ans de retard, la communauté internationale doit, à cette occasion, adopter un nouveau cadre mondial visant à mettre un terme à l’érosion de la biodiversité d’ici à 2030. Perrine Mouterde/Le Monde
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