Un diagnostic le plus complet possible : c’est ce qu’avait demandé l’Organisation des Nations unies au sujet de l’état de santé de l’océan mondial. La réponse, rédigée par quelque 300 scientifiques, est parvenue le 8 juin 2021 sous la forme d’un document de 1 200 pages. Cette grande « évaluation des évaluations » (The World Ocean Assessment, WOA) ne peut que confirmer celle du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat parue en 2019 et d’autres études publiées depuis : du fond des abysses jusqu’aux littoraux, tout l’univers marin est bousculé sous les effets conjugués du changement climatique et des activités humaines.
Faune, flore, composition chimique, altération des zones côtières, multiplication de pathogènes : depuis la première édition de la WOA en 2016, la plupart des indicateurs ont continué à se dégrader. Et il a fallu ajouter des chapitres pour des menaces supplémentaires : le bruit généré par les activités industrielles au fond de l’eau, l’érosion accélérée des côtes, les nouveaux polluants qui s’ajoutent à l’invasion des déchets de plastique, la diffusion de substances médicamenteuses…
De surcroît, l’océan absorbe toujours plus de CO2 et de chaleur. Les côtes s’érodent ou sont bétonnées, les températures s’élèvent de façon hétérogène de plus en plus vite à la surface de l’eau mais aussi à plusieurs kilomètres en dessous ; les taux de salinité changent – tout le bassin Atlantique est désormais plus salé que dans les années 1950, tandis que l’eau devient plus douce près des pôles où la glace fond.
Dans l’océan mondial rendu plus acide, le volume global de l’oxygène dissous a diminué de 2 % au cours des cinq dernières décennies, de façon inégale selon les régions et les profondeurs. On recensait 400 « zones mortes » – autrement dit hypoxiques ou, dans le pire des cas, anoxiques – jusqu’en 2008, on en a compté environ 700 en 2019. Ces aires désertées par la faune fuyant l’asphyxie contribuent aussi à l’émission de grandes quantités de protoxyde d’azote, un puissant gaz à effet de serre.
Par ailleurs, sur 10 000 espèces de plancton, environ 200 ont la capacité de produire des toxines redoutables. La Commission océanographique intergouvernementale a publié, de son côté, une analyse de 9 500 efflorescences massives d’algues nuisibles ayant eu un impact pour les humains ces trente-trois dernières années.
Les experts ne concluent pas à leur multiplication globale à l’échelle mondiale, mais constatent que ces épisodes sont plus fréquents et étendus en Amérique centrale et en Amérique du Sud, en Méditerranée, au nord de l’Asie, où ils entraînent des mortalités massives d’animaux – notamment dans les élevages marins –, ou de plantes.
Chez les humains, ces toxines peuvent provoquer des amnésies, être paralysantes, diarrhéiques, voire mortelles. En outre, virus, bactéries et parasites avancent dans les estuaires et atteignent des régions du monde jusqu’à présent épargnées.
Prolifération des algues sargasses
La production de phytoplancton – qui joue un rôle essentiel dans la production d’oxygène sur la Terre – semble se réduire par endroits, laissant les poissons sur leur faim. La taille et le poids des sardines de Méditerranée ont nettement diminué par rapport aux années 2000, selon l’Ifremer. Le zooplancton est affecté aussi. Le krill en particulier, à la base de la chaîne alimentaire des oiseaux marins comme des cétacés, pâtit du rétrécissement des glaces qui lui servent d’abri…
Autre signe de bouleversements en cours : la prolifération des algues sargasses, qui s’accumulent en immenses radeaux flottants. Ceux-ci empoisonnent la vie des riverains en s’échouant sur des littoraux de part et d’autre de l’Atlantique, altèrent l’abondance de petits invertébrés et favorisent la diffusion d’espèces invasives. Moins de 1 % des macroalgues auraient été évaluées par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), mais une est déjà classée comme éteinte, l’australienne Vanvoorstia bennettiana, et plusieurs autres sont menacées, dans les Galapagos et en Méditerranée.
Quant à la faune, qu’elle soit victime de multiples pollutions ou d’engins de pêche, qu’elle s’étouffe avec des sacs en plastique ou qu’elle meure de faim, son sort n’est pas seulement tributaire du changement climatique. « La diversification des activités humaines dans les océans, notamment pour la production d’énergie et l’exploitation minière dans le cadre de l’économie bleue en expansion dans de nombreuses régions marines, pose de nouveaux défis de conservation pour les mammifères marins », souligne notamment le WOA.
Selon l’UICN, environ 6 % des poissons évalués, près de la moitié des requins et des raies, 10 % des chimères et les deux espèces de cœlacanthes sont menacés ou quasi menacés d’extinction. Le Sympterichthys unipennis de Tasmanie, un poisson « à mains » doté de drôles de nageoires allongées, a été déclaré éteint en 2018. Il est le premier dans ce cas dans l’océan. Les rapporteurs estiment cependant qu’une espèce nouvelle de poisson est décrite chaque semaine en moyenne depuis 2015.
Au maigre chapitre des bonnes nouvelles figure le rétablissement de populations de cétacés à fanons, nettement moins chassés qu’au XXe siècle : l’abondance de 36 % de ces animaux progresse. Mais les baleines sont de plus en plus souvent victimes de collision avec les navires. Et les oiseaux marins, les dugongs et les lamantins, les dauphins côtiers, les loutres déclinent nettement. Il ne reste plus que quelques vaquitas ou marsouins du golfe de Californie.
Les tortues marines, elles, sont confrontées à la fois à l’érosion des plages où elles viennent nicher, à la féminisation de leurs embryons en raison de la hausse des températures, aux perturbations dues aux lumières des villes sur les littoraux, sans compter le braconnage… Les effectifs de la tortue de Kemp (Lepidochelys kempii), par exemple, ont chuté de 80 % en quelques années, victimes aussi des fuites de pétrole de la plate-forme Deepwater Horizon dans le golfe du Mexique, en 2010.
Erosion des côtes sableuses
Entre les tempêtes plus violentes, les rejets de sédiments et la turbidité dus à la construction de digues, au creusement de ports, à la multiplication des bassins aquacoles, à la pose de câbles sous-marins et, bien sûr, au chalutage, mangroves, herbiers marins, marais salants et coraux disparaissent à grande vitesse. A part quelques organismes comme les méduses, la faune a bien du mal à s’adapter à la destruction de ces habitats.
Depuis les années 1980, un quart des côtes sableuses s’est érodé à un taux supérieur à 0,5 mètre par an, tandis qu’à l’inverse 27 % ont connu une accrétion, en particulier en Asie où d’importantes constructions artificielles sont gagnées sur la mer. Les prévisions laissent penser que 13 % à 15 % des plages de sable (entre 36 000 kilomètres et 40 500 km) subiront une érosion sévère d’ici à 2050, alors que plus de 600 millions de personnes vivent dans des régions côtières à moins de dix mètres au-dessus du niveau de la mer.
Cette attirance pour la vie au bord de la mer ajoutée au développement des élevages aquacoles entraîne le déversement de quantité de substances pharmaceutiques, de tonnes de crème solaire et autres produits de soins en mer.
Les analyses réalisées détectent le plus fréquemment des antibiotiques. Des gènes antibiorésistants ont été trouvés dans les sols sous le Pacifique et l’Arctique. Enfin, des expériences en laboratoire ont révélé des effets néfastes de la percolation de molécules de plastique sur la bactérie marine photosynthétique Prochlorococcus. Ce type de pollution pourrait constituer une autre menace pour la production d’oxygène sur cette planète.
« Le Bilan du monde 2022. Géopolitique-Environnement-Economie », hors-série du « Monde », 220 pages, en vente en kiosques, 14 euros, et en ligne sur le site Boutique.lemonde.fr COUTUREAU