Les manifestants souhaitent que Bruxelles impose un moratoire sur la senne démersale, permettant d’encercler et de rabattre les poissons dans des filets dérivants.
La jonction a eu lieu en pleine mer. Les marins du Merlin, un bateau de pêche boulonnais, et ceux du Jessie Alice, un navire venu de Lowestoft, un port anglais du comté de Suffolk, ont tendu, lundi 9 mai, une banderole entre les deux navires : « Fishermen solidarity for the oceans » (« les pêcheurs solidaires pour les océans »).
Sur le quai Gambetta, à Boulogne-sur-Mer, où des pêcheurs et des militants écologistes attendent le retour du Merlin, Laetitia Bisiaux, porte-parole de Bloom, une ONG engagée pour la défense des océans, insiste sur cette union inédite : « Il y a eu beaucoup de tensions entre pêcheurs français et anglais suite au Brexit, ou sur la coquille saint-jacques, mais sur la senne démersale, ils se retrouvent. »
La pêche à la senne, qu’ici on qualifie aussi de « danoise », est cette technique qui permet d’encercler les poissons pour les rabattre dans des filets dérivants qui peuvent couvrir jusqu’à 4 kilomètres carrés de surface. Des vibrations effraient les poissons qui se concentrent au centre du filet ; il n’y a plus qu’à ramasser. « En plus d’abîmer les fonds marins, cette technique est redoutablement efficace », reconnaît Alexandre Fournier, lui-même senneur depuis que son père a équipé le chalutier familial en 2010.
« On s’est mis des dettes », confie ce jeune homme de 25 ans, qui travaille depuis ses 17 ans, mais précise que « déjà avant, j’embarquais l’été ». « Au départ, on n’était pas chauds », mais, comme beaucoup ici, « on s’y est mis parce qu’on a vu débarquer les Hollandais avec leurs gros bateaux. On n’avait pas trop le choix ».
« La pêche artisanale en Manche est en danger de mort »
Philippe Fournier a fait pareil, investissant près d’un million d’euros pour équiper son chalutier de vingt-quatre mètres. S’il estime que, « bien pratiquée, la senne n’est pas plus destructrice qu’une autre technique », il réclame aussi un moratoire sur cette technique devenue « dévastatrice pour les espèces ». A ses côtés, Jérémy (il ne souhaite pas donner son nom de famille) écrase nerveusement son mégot de cigarette. Lui, il est fileyeur. « Avec la senne à la mode hollandaise, quand tu passes derrière y’a plus rien. » Ecrasé par les crises qui s’enchaînent, Jeremy dit pouvoir tenir encore quelques mois comme ça, pas plus.
En Manche et en mer du Nord, les senneurs pêchent surtout le rouget-barbet, l’encornet, la seiche, le grondin, « dont les stocks ont quasi disparu », se désole Alexandre Fournier, pour qui « la pêche artisanale en Manche est en danger de mort ». Mardi 10 mai, il accompagnera l’ONG Bloom au Parlement européen, où doit être revu l’article 5 de la politique commune de la pêche, à la suite du retrait des Britanniques avec le Brexit.
La députée européenne écologiste Caroline Roose a déposé un amendement pour imposer un moratoire sur la senne démersale dans les 12 miles des côtes françaises. Olivier Leprêtre, du comité régional des pêches, n’est pas optimiste. Il se dit « moins radical » que Bloom et se prononce pour un moratoire « de quelques années, le temps de voir ce que ça donne et, surtout, d’enrayer l’épuisement des ressources. On ne peut pas aller jusqu’au dernier kilo de poissons ! ».
« S’il n’y a plus d’espèces, il n’y a plus de pêcheurs »
Au sol, sur le port de Boulogne, près des aubettes où l’on vend la pêche du jour, mais fermés à cette heure, les militants de Bloom ont dessiné une scène de crime. Entourées de ruban de chantier, des silhouettes sont dessinées à la craie avec de petits chevalets comme on en voit dans les séries policières. Elles figurent des cadavres de pêcheurs et de poissons. « Tous condamnés si une décision forte n’est pas prise », lâche Denis Buhagiar, élu boulonnais Europe Ecologie-Les Verts, qui pointe comme un fait suffisamment rare pour être remarqué que « sur la question de la senne, pêcheurs et écologistes sont d’accord ». « On nous oppose souvent mais c’est absurde. S’il n’y a plus d’espèces, il n’y a plus de pêcheurs ! », rappelle-t-il.
Le grand-père d’Alexandre Fournier est venu, lui aussi. Il aimerait que son petit-fils, qui travaille à bord du bateau familial, le Notre-Dame-de-Boulogne, puisse vivre de son métier, qu’il n’a pas cessé de voir s’enfoncer dans la crise : « Avant, la Manche était protégée, il y a eu les jours de pêche, le plan cabillaud », des mesures mises en place pour tenter de raisonner la pêche. « Mais qu’est-ce qu’on peut faire contre des bateaux de 35 mètres qui raflent tout ? », regrette-t-il.
Du côté de Bloom, on affirme que les senneurs eux-mêmes veulent très majoritairement en finir avec cette technique, mais « sont découragés ». « Contre la pêche électrique, ils étaient très mobilisés, on a gagné et réussi à la faire interdire. Il faut mettre la pression à Bruxelles », insiste Laetitia Bisiaux. En fait, les positions sont plus nuancées. Si une partie des senneurs boulonnais veulent effectivement« revenir en arrière », comme le réclame Philippe Fournier, d’autres estiment ne pas pouvoir faire face à la concurrence hollandaise autrement.
Dans La Voix du Nord, Etienne Dachicourt, directeur de la Coopérative maritime étaploise, trouve « très dangereux de vouloir interdire la senne. Ça veut dire que demain il faudra aussi interdire le chalut ? ». « On n’a pas le choix, estime Alexandre Fournier, c’est ça ou notre mort ». Les pêcheurs de Boulogne ont vécu difficilement la crise du Covid-19, puis le Brexit, et enfin la hausse des prix du carburant. En Manche et en mer du Nord, « la pêche artisanale coule et nous avec », lâche le jeune pêcheur, qui rêvait pourtant d’en faire son métier. Le président du comité régional des pêches, en retraite depuis deux mois, ajoute : « La pêche, c’est plus un métier, c’est un problème ! »