Les membres du conseil scientifique de la réserve naturelle marine alertent les pouvoirs publics sur la pression de pêche qui s’y exerce, hors des zones de protection renforcée où elle est autorisée mais aussi au cœur même de ses sanctuaires.
Jusqu’à fin mai, des cartes recensant les coordonnées précises des opérations de pêche menées pour « prélever » des requins croisant trop près de la côte ouest de La Réunion étaient librement accessibles sur le site Sextant océan Indien, un portail de données géographiques publiques, marines et littorales. Ces données ont permis de constater que certains marins missionnés pour poser et relever des palangres visant les squales se sont rendus des dizaines de fois, depuis 2018, dans les zones les plus protégées de la réserve naturelle nationale marine, c’est-à-dire dans les 5 % d’aires sanctuarisées où toute activité est strictement prohibée.
A la place de ces cartes-là ne figure plus aujourd’hui qu’un écran vide. A l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer), on confirme que la demande d’effacer les pages en « open data » émane du Centre sécurité requin (CSR) – la structure chargée de missionner les marins – « en attendant d’éclaircir la situation ». Lundi 14 juin, lors de la réunion régulière prévue entre ce groupement d’intérêt public qui compte plusieurs collectivités locales et les services de l’Etat, l’heure pourrait être aux explications.
Cette affaire de relevés disparus et d’intrusions de bateaux au cœur de la réserve – qui correspondent à 1,3 % des opérations de pêche – est remontée jusqu’au ministère de la transition écologique. Bérangère Abba évoque des « petites contrariétés sous-jacentes », parle « d’incompréhension, de maladresse » de la part du CSR, qui « s’est ému » de voir ces cartes publiées sur Sextant. La secrétaire d’Etat chargée de la biodiversité appelle à « sortir de l’émotion » et assure qu’à terme, ces données devraient être rendues publiques, sous une forme ou une autre.
Pêcheurs missionnés et visite d’observateurs
La question de la transparence dans les « prélèvements » de squales aurait en effet de quoi relancer les polémiques sur le traitement de « la crise requins », comme on dit à La Réunion. Depuis 2011, des requins-tigres (Galeocerdo cuvier) et bouledogues (Carcharinus leucas) sont à l’origine de onze attaques mortelles sur le littoral de l’île, dans lesquelles l’implication des seconds est citée dix fois. Les surfeurs ont payé le plus lourd tribut de cette dramatique série.
Les autorités ont tenté de réduire les risques en interdisant d’abord les activités nautiques, puis en ayant progressivement recours à des dispositifs d’observation à terre et subaquatiques, avec des caméras, des sonars, une application mobile, des équipements de protection individuels, des filets autour des quelques lieux de baignade autorisés.
Depuis 2014, une grande partie du programme repose sur les sept pêcheurs missionnés et rémunérés par le CSR – 300 euros pour le déploiement d’une « palangre verticale avec alertes de capture », c’est-à-dire des lignes équipées d’hameçons et d’un système d’alarme prévenant les professionnels de leur éventuelle capture.
Selon le dernier bilan présenté sur le site de cet organisme, leurs bateaux sont sortis près de 300 fois en mer du 1er septembre au 30 novembre 2020, où ils ont capturé trois requins-tigres et un bouledogue. Au total, en six ans, ils ont sorti de l’eau 275 des premiers et 125 des seconds, annoncent-ils.
Le groupement d’intérêt public se targue d’« agir sur les symptômes de la problématique en diminuant la fréquentation des requins-bouledogues »,mais aussi de contribuer à « restaurer les équilibres entre espèces dans les eaux côtières ». Chasser de l’océan des requins capables de parcourir des dizaines de kilomètres en une journée pour sécuriser des activités nautiques ne fait pas l’unanimité sur l’île. En marque de bonne volonté, les pêcheurs se soumettent à des visites d’observateurs, que le CSR rémunère aussi. Durant les trois mois de 2020, 6,7 % des pêches ont été contrôlées lors du débarquement et 7,3 % à bord des embarcations.
Un avis pour « alerter les pouvoirs publics »
Les palangres verticales qui sont généralement déployées une douzaine d’heures d’affilée et celles, horizontales, installées moins longtemps sur des fonds de plus de 50 mètres, n’attrapent évidemment pas que les squales visés. Entre mars 2018 et le 11 juin, le CSR a recensé officiellement 490 prises accessoires, dont 20 % de raies pastenagues, ainsi que des carangues à grosse tête, requins-marteaux halicornes, grandes raies-guitares, barracudas, requins sagrins, mérous… Certes, ces proies sont relâchées vivantes dans 82,2 % des cas, mais généralement « fatiguées », selon l’expression consacrée. Or, certaines de ces espèces sont considérées comme menacées par l’Union internationale pour la conservation de la nature.
Cet empressement à pêcher passe mal auprès des défenseurs de la biodiversité de La Réunion et auprès des scientifiques qui s’efforcent de préserver la réserve marine, souvent dénoncée, à tort, comme un potentiel garde-manger pour les squales. Il y a quelque temps, des biologistes avaient dû s’opposer aux pratiques des pêcheurs qui appâtaient leurs lignes avec des poissons gras enduits d’huile à la limite de la barrière de corail, au risque de les attirer loin à la ronde jusqu’à l’intérieur de l’aire protégée.
Le 19 mai, les membres du conseil scientifique de la réserve ont rédigé un avis afin d’« alerter les pouvoirs publics » sur la pression de pêche qui s’y exerce, hors des zones de protection renforcée où elle est autorisée mais aussi au cœur même de ses sanctuaires. Cette pratique « ne peut que fragiliser la timide restauration en cours de l’écosystème marin récifal réunionnais »,écrivent-ils. La réserve a été créée en 2007 « à l’issue d’une longue concertation associant l’ensemble des usagers »,rappellent-ils.
« Instruction à charge insolente »
Et le suivi qui y est mené montre que certes « la biomasse de poissons a commencé à augmenter, mais uniquement dans les zones protégées », tandis que « la couverture et la diversité corallienne sont en régression sur les pentes externes du récif ». Ils s’inquiètent au passage du taux de survie des prises accessoires une fois relâchées et accompagnent leur texte de relevés d’opérations de pêche illégales repérées sur le portail Sextant… avant leur fâcheuse disparition.
Que certains voient dans cet épisode une volonté de dissimulation froisse Willy Cail, directeur du CSR. Il dénonce « une instruction à charge insolente de la part de gens qui ne savent pas lire des métadonnées ». Selon lui, les points indiqués sur les cartes correspondent au positionnement des bateaux, pas des palangres.
« On est dans la transparence ! Nous n’avons rien à cacher, insiste-t-il. Ces données, c’est nous qui les avons confiées à un prestataire pour qu’elles soient partagées sans qu’on ne nous l’ait demandé, mais pas sur Sextant, sur le portail du Service public d’information sur le milieu marin. Nous sommes en train de travailler à leur validation. » Quand seront-elles consultables ? « Au plus vite. »