Deux «Canis lupus» ont été identifiés dans les calanques, aux portes de la deuxième ville de France. Une illustration de la grande adaptabilité d’un animal qui déclenche toujours enthousiasme ou méfiance. «Libé» a tenté de l’apercevoir.
Le piège photographique a été accroché sur un tronc mort, avec vue sur un bout de terrain épargné par les pins d’Alep qui, ailleurs, couvrent une bonne partie du massif. Ce vendredi matin, c’est jour de collecte pour Nicolas Rossignol, garde-moniteur du parc national des Calanques. Il suffit d’extraire la carte mémoire du petit boîtier et de la glisser dans l’ordinateur. Les mini-films de dix secondes qui s’affichent à l’écran racontent le scénario de ces derniers jours : le 2 février à 19 h 42, un grand corbeau s’est posé avant de repartir aussitôt. Le même jour, 23 h 35, un renard a traversé l’écran. A 2 h 49, un sanglier dodu a présenté ses fesses face caméra. Plus tard encore, un renard en plein sprint, des sangliers qui chillent… mais pas la queue d’un loup.
Il traîne pourtant quelque part non loin, dans une zone tenue secrète. La nouvelle a fait la une du quotidien la Provence, le 9 décembre : alors que la rumeur courait depuis plusieurs mois déjà, la Direction départementale des territoires et de la mer officialisait la présence, aux portes de Marseille, d’un couple de Canis lupus. Plus communément appelée loup gris, l’espèce, en provenance d’Italie, est la plus courante en France où l’on compte 620 bêtes au dernier pointage. Bien implanté dans les Alpes du sud, l’animal avait déjà ses habitudes non loin des calanques depuis une dizaine d’années, dans la Sainte-Victoire aixoise ou le massif varois de la Sainte- Baume, mitoyen du parc national. L’hypothèse reste à confirmer, mais les deux individus repérés auraient donc débarqué en voisins. «C’est ce qu’on appelle la dispersion, explique Nicolas Rossignol. Dans une meute, seul le couple alpha a le droit de se reproduire. A deux périodes de l’année, notamment en automne, certains individus décident donc de partir. On pense que c’est comme cela que le loup est arrivé ici. La chance, c’est qu’il a été rejoint par une femelle, ce qui peut l’inciter à rester.»
Crottes et profil génétique
Tout démarre fin novembre 2020, avec une crotte desséchée repérée par des agents du parc national lors d’une virée. Ça ressemble à du travail de loup, mais l’indice est trop ancien pour être analysé. Un mois plus tard, le signalement d’un particulier renforce le soupçon : il a croisé un animal qui pourrait être un loup, mais aussi bien un chien. Encore une crotte équivoque courant janvier 2021, ça commence à faire beaucoup… Nicolas Rossignol, agent du parc depuis trois ans, est chargé de la zone où le faisceau de présomption se concentre. Il pose ses premiers pièges photographiques et s’arme de patience… jusqu’à ce 14 février 2021, alors qu’il passe en revue de nouvelles images fraîchement récupérées.
«Je m’en souviendrai toute ma vie, sourit-il encore. La taille des oreilles, assez courtes et arrondies sur le sommet, ce blanc sur le masque labial… On ne voyait pas la queue sur cette première image, mais elle apparaît sur une autre, courte à bout noir… Même si au fond de moi j’y croyais, de voir le loup comme ça, c’est une émotion très particulière.» Il faudra attendre le mois de mai pour que ses boîtiers captent plus régulièrement l’animal, et l’été pour que la femelle apparaisse dans l’objectif. Pour l’équipe du parc national des Calanques, l’arrivée d’un grand prédateur sur le territoire, c’est un peu la fraise dans le champagne. «Au-delà du côté fascinant de l’animal, la chaîne alimentaire est bouclée», résume Nicolas Rossignol. Euphorie des uns, inquiétude des autres : à Marseille comme ailleurs, cette émulation particulière qui accompagne toujours l’arrivée du loup sur un nouveau territoire, c’est presque la routine pour Nicolas Jean, en charge du suivi des grands prédateurs terrestres à l’Office français de la biodiversité (OFB). «Du point de vue biologique, c’est ni plus ni moins qu’un animal sauvage qui s’installe sur un territoire, mais il y a toute une symbolique qui, pour le loup, touche souvent à l’irrationnel, relève-t-il. Même si bien sûr, dans ce cas, il y a des enjeux, notamment de coexistence avec les élevages ou les chasseurs.» Pour lui, le cas des calanques illustre surtout la «grande plasticité de l’espèce», capable de s’adapter à toutes sortes de milieux, y compris un bord de mer, à deux pas d’une des plus grandes métropoles françaises.
Pas difficile, le loup : «Il a besoin d’une certaine forme de quiétude – les calanques sont très fréquentées, mais c’est un animal plutôt nocturne, il a donc une utilisation du territoire inversée par rapport à l’être humain. Il a aussi besoin de nourriture, de préférence des ongulés sauvages [le massif héberge des sangliers à foison et un peu de chevreuils, ndlr], mais peut aller faire les poubelles en ville si nécessaire.» Avis aux sangliers, qui zonent déjà depuis des lustres près des conteneurs des quartiers sud…
Encore faut-il que le loup reste. Classée «zone de présence à confirmer» fin 2020 après les premières observations, les calanques sont depuis dans le viseur du Réseau loup-lynx. Piloté par l’OFB, il coordonne près de 400 correspondants sur le territoire national, agents d’institutions mais aussi particuliers bénévoles, chargés du suivi sur le terrain de ces deux espèces protégées en vue d’éclairer les politiques en matière de conservation et de gestion des populations. «On parle de présence établie dès lors que la présence du loup est observée sur deux hivers successifs, note Nicolas Jean. Pour les calanques, on y arrive.» Désigné «référent loup» sur sa zone, Nicolas Rossignol doit désormais, en plus de ses missions habituelles, faire remonter régulièrement les données concernant ses deux nouveaux résidents. A commencer par un minutieux relevé de leurs crottes, qui permettront de préciser leur profil génétique et de savoir si les animaux ont déjà été observés sur d’autres sites. Autre outil indispensable : les pièges photographiques, qui ont permis ces derniers mois d’engranger quelque 150 images des deux loups marseillais, la plupart de nuit. C’est par exemple en captant l’un d’eux urinant devant l’objectif, en baissant son train arrière, qu’on a supposé qu’il s’agissait d’une femelle, l’autre individu, le mâle, levant la patte comme tout bon cabot.
«8 000 hectares, c’est rien pour lui»
Ce vendredi matin, nouvelle montée de suspense. Le deuxième boîtier photo, placé il y a quelques jours au bord d’un chemin de pierres, va enfin parler : il a vu des branches, poussées devant son objectif par un mistral décornant. Il a vu défiler des sangliers à la pelle, il a même croisé un chevreuil sautillant… mais non, il n’a pas vu le loup. La semaine précédente pourtant, l’animal prenait la pause ici même, atteste Nicolas Rossignol, images à l’appui. On y voit effectivement le mâle, 60 à 70 centimètres au garrot, traînant ses pattes face caméra, suivi de près par la femelle. «A certains moments, je ne les ai pas pendant trois semaines, rassure-t-il. Les 8 000 hectares du massif des calanques, c’est rien pour lui. D’où l’intérêt de ne pas toujours placer les pièges au même endroit, pour voir les éventuels changements de comportement.» Pour intensifier les observations, de nouveaux boîtiers sont attendus prochainement. «Là, on est en période de rut, dans les semaines à venir, on va observer les tétines allaitantes de la femelle, pour voir si elles commencent à gonfler. L’idéal serait d’avoir l’accouplement devant la caméra, mais j’y crois pas trop…»
Une petite camionnette pile sur le chemin cahoteux. Ce n’est pas un touriste égaré mais un chasseur du coin. S’il n’y a quasiment pas d’élevage dans les calanques – principale source de tensions entre l’homme et la bête sur d’autres territoires colonisés -, l’arrivée du prédateur instaurerait une forme de concurrence dont cet habitué des battues locales se serait bien passé. «Les animaux ont changé leur comportement, grince-t-il. Les sangliers, par exemple, qui sont plutôt solitaires, se regroupent. Le chevreuil, lui, est toujours en alerte… Et puis mon souci, c’est la sécurité : y a trop de gens qui se baladent et qui lâchent leurs chiens ! Alors si le loup est dérangé, qu’il a peur ou qu’il a faim…»
Craintif de nature
Des chats ou des chiens, faut voir, concède diplomatiquement l’agent, mais les promeneurs peuvent crapahuter tranquilles. Tant pis pour la légende : un récent rapport de l’OFB atteste que les interactions homme-loup sont quasi nulles depuis la réapparition de l’espèce sur le territoire
français, il y a trente ans pile. «Au XVIIIe siècle, s’il y avait des attaques ou des morsures, c’est que le contexte était très différent, rappelle Nicolas Jean. La présence de la rage, notamment, désinhibait les animaux, il y avait aussi moins de nourriture sauvage et les élevages étaient souvent gardés la nuit par de jeunes enfants…» Plutôt craintif de nature, c’est sur le loup, désormais, que planent surtout les menaces. «Ce qui m’inquiète surtout, ce sont les routes et les risques de collision», pointe Nicolas Rossignol. Le braconnage, qui sévit ailleurs, l’agent y croit moins dans les calanques. Au cas où, l’OFB rappelle que tuer un loup est passible de trois ans de prison et 150 000 euros d’amende.
Un dernier piège, planqué à la croisée de deux chemins, et un ultime suspense avant de clore définitivement la tournée. 20 h 35, un renard. Un autre une heure plus tard. Puis encore un. A 4 h 25, un gros chat qui nargue l’objectif. Petit espoir quelques clics plus tard, avec une queue suspecte apparue en fond d’image, et puis finalement non : ce matin-là, Libé n’a pas vu le loup… Au cas où, quelle est la consigne si d’aventure la rencontre avait lieu ? «Il sera certainement assez loin, rigole Nicolas Rossignol. C’est sûr qu’il ne faut pas essayer de s’en approcher, ni de hurler ou de l’appeler – les touristes, on les connaît ! Il faudra simplement rester calme, et, surtout, profiter de cette chance.»
Source : Libération 10 février
Photo : Patrick Gherdoussi