REPORTAGE « Parcs africains » (6/6). Les écosystèmes des parcs marins de la mer Rouge ont été protégés des ravages du « surtourisme », mais souffrent du manque d’implication des autorités en matière de conservation.
A 40 mètres de profondeur, c’est le royaume des squales. Lorsque les premiers rayons du soleil transpercent les eaux de la mer Rouge, la pointe nord du récif de Sanganeb est le théâtre d’un ballet d’ailerons et d’ombres carnivores. Des hordes de requins-marteaux tournoient à la confluence des courants marins. Ces grands prédateurs font la renommée du parc national de Sanganeb, situé au large des côtes soudanaises, à environ trente kilomètres de Port-Soudan.
Cet anneau qui entoure une lagune d’eau turquoise peu profonde est l’unique atoll de la mer Rouge. Il apparaît comme une montagne élevée depuis les abysses dont le sommet se serait effondré, formant un cratère au ras de l’eau. Hébergeant une biodiversité rare, le site a été classé au patrimoine mondial de l’Unesco en 2016, comprenant la baie de Dungonab et l’île de Mukkawar situées plus au nord.
Sur 2 200 hectares sous-marins, s’étendent des forêts multicolores de coraux biscornus ou alvéolés qui font de Sanganeb l’un des plus riches récifs coralliens de la région, avec des centaines d’espèces de coraux et de poissons. A ses extrémités, les plateaux tombent à pic jusqu’à 1 000 mètres de profondeur. Une topographie idéale pour les poissons pélagiques comme pour les requins gris, à pointes blanches ou noires, mais aussi pour les dauphins, les raies manta, les tortues et plus de 300 autres espèces.
Sur la pointe sud de l’atoll se dresse le phare de Sanganeb, construit par les Anglais en 1950. Penché sur la balustrade, à 50 mètres au-dessus de l’onde, le capitaine Omar Ali regarde au loin. Pas un seul navire à l’horizon. « Cette année, le nombre de touristes locaux ou étrangers venus de Port-Soudan est proche de zéro. On reçoit trois à quatre bateaux de visiteurs par mois en haute saison tout au plus », constate le responsable du parc.
Dans les années 1970, Sanganeb et les côtes soudanaises attiraient pourtant près de 5 000 touristes par an. La compagnie Sudan Airways assurait une liaison hebdomadaire entre Port-Soudan, Le Caire et Rome. C’était l’âge d’or de la plongée, incarné par les expérimentations du commandant Cousteau, qui avait installé une station sous-marine sur le récif de Shaab Roumi, à quelques encablures de Sanganeb.
Mais sous les deux dictatures successives de Jaafar al-Nimeiri et d’Omar Al-Bachir, les politiques restrictives à l’égard des étrangers, l’instauration de la charia et les conflits armés dans le pays ont peu à peu détourné les visiteurs.
A Port-Soudan, les restaurants et les bungalows de bord de mer sont tombés en ruine et les hôtels défraîchissent. Les soubresauts politiques depuis la révolution qui a chassé l’ancien président Al-Bachir en 2019, puis la pandémie de Covid-19 et la crise économique ont mis un coup d’arrêt au tourisme dans le pays.
« Malédiction » et « bénédiction »
« C’est une malédiction en même temps qu’une bénédiction », s’exclame Hashim Mohammed, l’un des gardiens du phare depuis quarante ans. Contrairement au voisin égyptien, le littoral soudanais, long de plus de 750 kilomètres, a été largement préservé de la bétonisation et de l’industrialisation. « Au fil des ans, de nombreuses espèces menacées par le tourisme prédateur en Egypte sont venues chez nous », poursuit le doyen moustachu de l’équipe.
Ironiquement, les seuls vacanciers qui s’aventurent à Sanganeb s’embarquent sur les yachts de tours-opérateurs égyptiens proposant des « safaris » dans les eaux soudanaises. Les équipages et les plongeurs payent des taxes aux autorités, mais les prix demeurent dérisoires comparés au budget de ces séjours de luxe, qui peuvent atteindre 3 000 euros pour une dizaine de jours. « Le peu de tourisme que nous avons est mal contrôlé et source de corruption. On a un peu le sentiment d’être spoliés », reconnaît Hashim Mohammed, avec une amertume patriote.
A l’ombre du phare, les heures s’étirent mollement pour les six garde-côtes et rangers chargés de protéger le site. Le ravitaillement se fait toutes les deux semaines, lorsqu’une autre équipe prend la relève. Sanganeb a tout d’un paradis tranquille mais n’est pas exempt de menaces. Plusieurs espèces protégées sont visées par le braconnage comme le tarabani (poisson napoléon) et le najil (mérou rouge), très appréciés en Arabie saoudite voisine, ou encore les langoustes, vendues sur les étals égyptiens. Le trafic d’ailerons de requin par des bateaux yéménites a en revanche diminué depuis la guerre au sud de la péninsule arabique.
Les écosystèmes coralliens en péril
D’autres espèces comme les concombres de mer et de gros coquillages sont prisées sur les marchés asiatiques et suscitent la convoitise de pêcheurs peu scrupuleux. « C’est problématique car ce sont des maillons essentiels de la chaîne alimentaire et de l’écosystème. Ces coquillages absorbent les microalgues qui se multiplient avec le réchauffement de l’eau », s’inquiète Henri Hemmerechts, membre fondateur de l’Association internationale des plongeurs professionnels, qui dispense des formations pour les rangers du parc.
La mer Rouge est l’une des mers les plus chaudes au monde et se réchauffe dangereusement (environ 0,17 degré par décennie selon la revue en ligne Scientific Reports). Une évolution qui met en péril les écosystèmes coralliens, lesquels représentent 1 % des fonds marins mais abritent 25 % des espèces aquatiques au niveau mondial.
Ces dernières années, plusieurs vagues de chaleur ont entraîné des « blanchissements de coraux ». Certains récifs ont perdu leurs couleurs vives, synonymes de bonne santé et d’attractivité pour les espèces marines.« La mer Rouge perd son rouge. En trente ans, la dégradation est visible à l’œil nu », s’alarme le quinquagénaire belge Henri Hemmerechts qui écume les côtes soudanaises depuis 1997.
La mer Rouge pourrait même devenir noire alors qu’un tanker chargé de plus d’un million de barils de pétrole est en train de rouiller au large du Yémen. « Une véritable épée de Damoclès dont on parle trop peu », alerte Henri Hemmerechts.
Pénuries chroniques de carburant
« Nos rangers devraient pouvoir plonger régulièrement pour évaluer le danger encouru par la biodiversité ou observer la manière dont les coraux se comportent. Mais nous n’avons pas les moyens », déplore le capitaine Omar Ali qui, ce jour de juillet, enfile sa combinaison de plongée pour la première fois depuis trois mois.
Les garde-côtes manquent cruellement d’équipements. Certains bateaux sont à sec depuis des mois, le matériel de plongée est vétuste mais, surtout, ils sont immobilisés par les pénuries chroniques de carburant à cause de la flambée des prix.
En conséquence, en haute mer comme sur les marchés de la côte, les contrôles sont quasi inexistants. Les réglementations aux alentours des zones protégées sont peu respectées. Au large de Port-Soudan, outre le chalutage en eau profonde, des cargos bravent régulièrement les interdits en déversant leurs poubelles et leurs eaux usées mélangées à de l’huile et à du carburant dans des zones coralliennes.
Port-Soudan est le poumon économique du pays où transitent 80 % des importations et des exportations soudanaises. Sur les plus de 800 000 habitants de la ville, près de 70 % dépendent des activités commerciales et industrielles du port. La préservation des écosystèmes marins ne semble pas être la priorité des autorités.
Arène géopolitique
A mi-chemin entre le canal de Suez et le détroit de Bab-El-Mandeb, le Soudan se situe au cœur d’un important carrefour maritime où transitent près de 10 % des marchandises mondiales. La mer Rouge est une arène géopolitique et les militaires, qui tiennent les rênes du pays quasiment sans discontinuité depuis l’indépendance, multiplient la spéculation sur leurs côtes.
En 2017, Omar Al-Bachir cédait à la Turquie une concession de quatre-vingt-dix-neuf ans sur l’île de Suakin (à 60 kilomètres au sud de Port-Soudan), antique port de départ pour le pèlerinage de La Mecque. La même année, l’ancien président proposait à la Russie d’installer une base navale sur son littoral – un projet en suspens depuis qu’il a été évincé du pouvoir.
Dans le cadre de son mégaprojet des « nouvelles routes de la soie », la Chine a inauguré début 2021 le port de Haidob (proche de Suakin), spécialisé dans l’export de bétail. Enfin, quelques mois après le dernier coup d’Etat militaire perpétré à Khartoum, le richissime Osama Daoud Abdellatif, patron du conglomérat soudanais DAL Group, dévoilait en mai un projet d’accord négocié avec une entreprise émiratie pour la construction d’un nouveau port à une centaine de kilomètres au nord de Port-Soudan.
« La côte de la mer Rouge est à vendre au plus offrant. Les régimes à Khartoum s’achètent des parrains régionaux au détriment des habitants de la région », dénonce Imad Ali Dhahab, propriétaire d’un hôtel à Port-Soudan et engagé dans la politique locale. A l’instar des parcs marins, les principales infrastructures du littoral, comme les docks de Port-Soudan, le pipeline et les terminaux pétroliers de Bashayer, sont gérées par le gouvernement fédéral.
« Mentalité sécuritaire et prédatrice »
« Depuis des décennies, les autorités soudanaises abordent la question des parcs marins avec une mentalité sécuritaire et prédatrice. Ce qui ne joue pas en faveur de leur conservation », abonde Abdel-Rahman El Mahdi, directeur de l’ONG Sudia, qui a contribué à la candidature du parc de Sanganeb à l’Unesco. « Le gouvernement n’a jamais su valoriser le potentiel d’attractivité d’un tel label », regrette ce quadragénaire issu d’une influente famille soudanaise.
Son organisation tente de pallier le manque d’éducation des populations locales sur l’environnement marin. « Ils sont en première ligne pour protéger ces zones. Mais face à l’immense précarité qui touche toute la région, la biodiversité n’est pas leur priorité et c’est normal », poursuit-il. Les habitants de la mer Rouge ont dénoncé à de nombreuses reprises la mauvaise répartition des richesses produites dans leur région, l’une des plus pauvres du pays. Un ressentiment qui a culminé en septembre 2021 avec le blocage total de Port-Soudan par une tribu locale.
Plusieurs acteurs locaux et internationaux souhaitent miser sur le potentiel du littoral pour relancer le tourisme. Le programme des Nations unies pour le développement a promis une enveloppe de plus de 4,5 millions de dollars sur cinq ans pour les parcs nationaux soudanais, dont une partie sera allouée à Sanganeb. Après des discussions préliminaires en 2006 qui n’ont pas abouti, l’ONG sud-africaine African Parks aurait à nouveau entamé des négociations avec les autorités soudanaises pour gérer les parcs marins.
Comment ne pas sacrifier la biodiversité sur l’autel de la rentabilité ? La question taraude le capitaine Omar Ali. « Nos ressources sont largement sous-exploitées. Il faut qu’il y ait des investissements si on veut se développer. Mais à condition de le faire de manière responsable en préservant nos côtes. »