Au Royaume-Uni, des milliers d’automobilistes bénévoles confirment l’effondrement des populations d’insectes

Un protocole de science participative, qui décompte les impacts sur les plaques d’immatriculation, suggère une diminution très importante du nombre d’insectes volants de près de 60 % entre 2004 et 2021.

es estimations se suivent et pointent toutes vers le même constat : celui d’un écroulement massif et rapide des populations d’insectes en Europe, prélude possible à une catastrophe environnementale d’une ampleur difficile à imaginer. Le Kent Wildlife Trust et The Invertebrate Conservation Trust (ou « Buglife ») ont rendu publics, vendredi 6 mai, les résultats d’une étude suggérant la perte de près de 60 % des insectes volants entre 2004 et 2021 au Royaume-Uni. Ce n’est pas un problème pour les seuls entomologistes : outre leur valeur intrinsèque, les insectes forment l’un des socles de la chaîne alimentaire des écosystèmes terrestres, pollinisent les cultures et recyclent les nutriments dans les sols.

Bien que particulièrement saisissant, un tel effondrement, en seulement dix-sept ans, ne surprend pas les scientifiques. Il est cohérent avec les ordres de grandeur de résultats obtenus ces dernières années dans d’autres pays d’Europe occidentale. L’originalité des travaux pilotés par les deux fondations britanniques réside plutôt dans leur protocole : les auteurs, conduits par les écologues du Kent Wildlife Trust Lawrence Ball et Paul Tinsley-Marshall, ont utilisé les données obtenues et transmises par des milliers d’automobilistes bénévoles avec leur smartphone.

Le principe est simple. Une application, Bugs Matter, permet aux volontaires de compter le nombre d’impacts d’insectes, au cours d’un voyage, sur la plaque d’immatriculation de leur véhicule. Les bénévoles renseignent le type de véhicule, s’assurent que leur plaque est propre avant le départ et l’application relève ensuite les caractéristiques du trajet (points de départ et d’arrivée, vitesse moyenne, paysages traversés, type de routes empruntées, heure et date du voyage, météo, etc.). A l’arrivée, une photo du petit cadre – ou « éclaboussomètre » (splatometer, en anglais) – fixé sur la plaque d’immatriculation avant permet de compter le nombre d’insectes percutés au cours du voyage. De quoi objectiver le « syndrome du pare-brise propre », qui trouble de plus en plus les automobilistes – en particulier ceux d’un certain âge.

Le programme n’a toutefois pas fonctionné en continu et seuls trois points de mesure sont disponibles. En 2004, les données de près de 15 000 voyages, totalisant près de 1,4 million de kilomètres, ont été recueillies, soit un peu moins de 200 000 insectes percutés. Le nombre moyen d’invertébrés rencontrés pour chaque kilomètre parcouru a été comparé aux données obtenues en 2019 et en 2021, avec respectivement environ 600 voyages totalisant 16 000 kilomètres et 3 300 voyages, soit quelque 195 000 kilomètres de routes britanniques sillonnées. En 2004, une plaque d’immatriculation percutait en moyenne 0,15 insecte par kilomètre, contre environ 0,062 en 2019 et 2021.

L’Angleterre la plus touchée

Pour déduire la baisse d’abondance d’invertébrés dans les campagnes britanniques, les auteurs ont corrigé des biais possibles liés au type de véhicule (les poids lourds percutent plus d’insectes que les voitures conventionnelles, par exemple), à la vitesse des trajets, à l’heure et à la température ambiante pendant le trajet, etc. Ils ont même utilisé un indice d’activité biologique de la végétation (à partir de la couleur de photos satellites) autour des routes empruntées) pour corriger leurs estimations et, autant que possible, opérer leurs comparaisons toutes choses égales par ailleurs.

Résultat : la chute d’abondance d’insectes volants au Royaume-Uni entre 2004 et 2021 est comprise entre 56,2 % et 60,8 %, la valeur la plus probable étant 58,5 %. Le pays le plus touché est l’Angleterre (65 % de baisse), l’Ecosse étant la plus épargnée par le phénomène (27,9 % de baisse). Les auteurs demeurent prudents dans l’interprétation de leurs résultats. « Il faut noter que les observations rapportées ici sont basées sur des données provenant de seulement trois points de mesure, avec une distribution temporelle asymétrique », écrivent-ils. Impossible, dans ces conditions, de montrer formellement une tendance lourde au Royaume-Uni à partir de ces seules données.

Toutefois, notent les auteurs, ces résultats n’en sont pas moins cohérents avec des tendances bien établies dans d’autres pays européens. En 2017, dans PLOS One, une équipe de biologistes menés par Caspar Hallmann (Radboud, Pays-Bas) mettait en évidence une perte de 75 % à 80 % de la biomasse d’insectes volants dans une soixantaine de zones protégées allemandes insérées dans des paysages agricoles, entre 1989 et 2016.

A partir de données d’impact sur les pare-brise de voitures circulant sur deux tronçons de routes danoises, le biologiste Anders Moller (université Paris-Saclay) estimait en 2019, dans Ecology and Evolution, que l’abondance d’insectes volants autour de ces voies de circulation avait chuté respectivement de 80 % et de 97 % entre 1997 et 2017. La même année, dans Nature, une équipe conduite par Wolfgang Weisser et Sebastian Seibold (université technique de Munich) estimait, à partir de prélèvements réguliers dans 150 prairies allemandes, que le nombre d’invertébrés (insectes, arachnides, myriapodes) s’était effondré de 78 % entre 2008 et 2017.

Les travaux menés par les deux fondations britanniques montrent, en tout cas, l’apport potentiel de la science dite « participative » pour documenter un phénomène longtemps demeuré difficile, voire impossible, à mesurer.

 

Stéphane Foucart / Le Monde, 9 mai 2022