Des activistes ont investi une immense forêt de l’île de Tasmanie, menacée par l’exploitation forestière poussée par le Parti libéral au pouvoir. La zone regorge d’espèces protégées, et abrite un patrimoine aborigène vieux de 40 000 ans.
La mosaïque d’arbres centenaires, d’eucalyptus et de fougères défile sous les yeux des passagers. La route goudronnée a laissé place depuis un moment à un chemin en gravier difficile d’accès. Soudain, des toiles de tentes émergent de la forêt. Une pancarte bleue nichée en haut des arbres indique en lettres capitales : «Protégez Tarkine», forêt qui couvre l’extrême nord-ouest de la Tasmanie sur près de 450 000 hectares. «Vous devriez faire demi-tour pour être prêt à partir si la police arrive», lance Kai Wild, un arboriste-grimpeur qui loge depuis plusieurs jours au sommet d’un arbre, à 20 mètres de hauteur.
Depuis le 1er février, l’ONG australienne Bob Brown Foundation, du nom de son fondateur, ancien chef des Verts en Australie, a installé un campement de fortune pour protester contre l’exploitation forestière en cours. La compagnie publique Sustainable Timber Tasmania («bois durable de Tasmanie») a prévu de raser treize zones, dispersées de part et d’autre de la forêt via un plan d’exploitation de trois ans, mis à jour chaque année.
Depuis la découverte de deux nids appartenant à l’aigle d’Australie, l’exploitation forestière a été interdite de juillet à fin janvier. Mais la fin de la saison de reproduction du rapace a marqué le retour des machines. Une dizaine de militants de tous âges et de toutes origines se relaient donc depuis plus d’un mois dans cette maison à ciel ouvert. Sous une bâche, les cartons de nourriture s’entassent près des réchauds et des bidons d’eau douce provenant de la Franklin River. A quelques mètres, une imposante caisse noire fait office de table basse et de lieu de réunion. Ce jour-là, les militants assis autour se félicitent d’avoir réussi à sauver l’une des treize zones menacées d’abattage située à Rapid River, à plus d’une heure de route du campement.
Pendant trois heures, huit d’entre eux ont protesté de manière pacifique, se plaçant devant les machines, banderoles à la main, et empêchant ainsi les bûcherons de travailler. «C’était une façon de leur dire que nous sommes toujours là», commente Tania Johnson, la cinquantaine, qui joue sur place le rôle de coordinatrice du groupe. L’an passé, la mobilisation de plus d’une centaine de volontaires sur quatre mois avait permis l’arrêt temporaire de l’exploitation forestière. La police, appelée sur les lieux cette fois-ci, les a finalement laissés repartir sans encombre. «Je n’ai pas vraiment peur de la police. S’ils viennent au campement, je me cacherai car je veux rester ici le plus longtemps possible. Je crains plus les bûcherons qui sont en colère et qui ne nous aiment vraiment pas car ils pensent qu’ils vont perdre leur emploi», ajoute Tania Johnson.
«Nous sommes toujours là»
L’exploitation forestière à Tarkine n’est pas nouvelle et remonte aux années 60. Son bois est en très grande majorité laissé au sol. «A l’automne, du napalm [essence gélifiée hautement inflammable, ndlr] est largué par des hélicoptères pour mettre le feu et faire place aux plantations de nouveaux arbres qui pourront être exploités pendant quatre-vingts ans», explique Jenny Weber, chargée de campagne à la Bob Brown Foundation. Une autre partie du bois est transformée en copeaux et exportée pour l’industrie papetière, notamment en Chine, ou pour le très controversé géant malaisien Ta Ann, connu pour ses plantations d’huile de palme.
Or Tarkine s’érige comme la plus grande forêt pluviale tempérée de l’hémisphère Sud. «Son rôle est primordial pour atténuer les effets du changement climatique et protéger la biodiversité et la vie sauvage», rappelle Jenny Weber. La forêt abrite de nombreuses espèces rares et protégées. Parmi elles, le chat marsupial à queue tachetée, l’écrevisse géante de Tasmanie, ou encore l’effraie masquée. Certaines sont menacées d’extinction, à l’instar du diable de Tasmanie, ce petit marsupial carnivore qui figure depuis 2008 dans la catégorie «en danger» sur la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature.
«Ironique et hypocrite»
La forêt ne bénéficie que du simple statut de «réserve régionale». Un statut d’autant plus précaire qu’en 2014, le gouvernement libéral tasmanien a voté une loi y permettant l’exploitation forestière, y compris dans les réserves protégées depuis 1980 et désignées comme «valeur patrimoniale nationale» par l’Australian Heritage Council. La Bob Brown Foundation exige depuis plusieurs années la protection de Tarkine via la création d’un parc national et son inscription sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. En vain….
Estelle Pattée, envoyée spéciale à Tarkine
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