En pistant les prédateurs, le philosophe a réappris à faire attention à toutes formes de vie. Il critique l’existentialisme en ce qu’il a fait de l’être humain le seul sujet dans un monde vide de sens, rempli d’objets, et déconstruit le mythe occidental d’un homme au-dessus de la chaîne alimentaire, en dehors de la communauté animale.
Les humains sont-ils des bêtes comme les autres ? A travers des espèces qui peuplent nos imaginaires, nos appartements et nos forêts, «Libé» explore l’évolution de nos relations avec des animaux familiers. Et si les ours, chiens et autres cochons nous aidaient à repenser notre rapport à la nature et à redéfinir des mots comme «intelligence» ou «humanité» ?
Baptiste Morizot
, maître de conférences en philosophie à l’université d’Aix-Marseille, consacre ses travaux aux relations entre l’humain et le vivant. Avec une particularité : il se rend autant que possible sur le terrain, en «philosophe pisteur». Dans son livre Sur la piste animale (Actes Sud), il raconte comment, en suivant les traces laissées par les ours du Yellowstone, les loups provençaux, les panthères des neiges du Kirghizistan ou même les lombrics de nos composts d’appartement, il part à la recherche d’une «qualité d’attention» aux autres que nous avons perdue.
Malgré des heures de pistage, les grands prédateurs échappent le plus souvent à votre vue. Ce n’est pas frustrant ?
Pas du tout. Pister, c’est juste se rendre sensible à tous les signes, à tous les détails révélateurs de la vie des autres vivants. C’est une qualité d’attention particulière. Il peut arriver de voir un cerf ou un chevreuil que l’on suit, mais ce n’est pas le cas des grands prédateurs, spécialistes dans l’art de la disparition. Les suivre n’a pas pour but de les voir, mais plutôt de voir avec leurs yeux, de comprendre leur perspective sur le monde, la manière dont ils habitent, comment on peut mettre en place des conditions de cohabitation décentes avec eux… Ce n’est pas de la science au sens classique du terme car je ne prétends pas produire de savoir à partir de cela, je ne cherche pas à établir des lois générales sur le comportement du loup. C’est plutôt de l’ordre du savoir-vivre.
L’idée est-elle de tenter de se mettre à la place de nos congénères non humains pour arriver à nous remettre à notre véritable place ?
Cette question me fascine. Je n’arrive pas à trouver ce que veut dire «véritable place», philosophiquement. Disons plutôt une place plus juste, plus pertinente. Mais une chose est claire : aujourd’hui, nos relations aux autres êtres vivants sont toxiques, pour eux et pour nous. On peut relire l’histoire de la modernité, et de ce qu’elle appelle le «progrès», comme la recherche de techniques permettant de ne pas avoir à faire attention aux autres formes de vie, à ne pas être attentionné à leur égard. D’un point de vue, cela a apporté un grand confort. Mais dépassé un certain seuil, cela devient inconfortable et même invivable. Invivable au niveau existentiel, car cela donne l’image d’un monde mort, muet, désenchanté, asphyxiant à terme. Et invivable à un niveau plus concret : en induisant changement climatique et crise de la biodiversité, cela rend le monde inhabitable pour les humains dans les décennies à venir. La question est donc de réapprendre à faire attention, à brancher sa sensibilité sur la multiplicité des formes de vie qui habitent un milieu, qui le constituent mais de manière discrète, les pollinisateurs, la faune des sols, les forêts… Le pistage permet d’élargir la gamme des êtres qui méritent notre attention.
Vouloir aller au contact des animaux sauvages est parfois perçu comme un signe de misanthropie…
Pour moi, cela n’a pas de sens. Je ne suis pas du tout misanthrope, j’aime beaucoup les humains, ce sont les animaux les plus intéressants qui soient. Au contraire, la sensibilité, la disponibilité aux autres êtres vivants produisent des effets émancipateurs sur les relations humaines. Cela nous rend, je l’espère, «mieux humains», parce que c’est une manière d’oublier son ego. Et pas sous des formes sacrificielles, mais plutôt comme on oublie son parapluie. Simplement parce que les autres sont bien plus intéressants.
Le pistage a-t-il joué un rôle dans l’évolution de l’intelligence humaine ?
C’est l’hypothèse de l’anthropologue Louis Liebenberg. Pendant deux millions d’années, l’humain a dû enquêter pour trouver sa nourriture, suivre des traces pendant des heures, décrypter des pistes, savoir qui était l’animal, où il allait, ce qu’il faisait. Ces capacités de décryptage, de raisonnement ont été valorisées par l’évolution de telle manière qu’elles se sont sédimentées en nous. Et aujourd’hui, elles sont disponibles pour que nous en fassions tout autre chose : toutes les enquêtes possibles, par exemple dans les sciences et les arts.
Sommes-nous devenus «sapiens» parce que nous n’avons pas d’odorat développé, ce qui nous a obligés, pour trouver des proies invisibles, à pister, donc à raisonner, à déduire ?
Ce raisonnement va très vite, mais il est assez juste. Primates frugivores devenus omnivores à tendance carnivore, nous avons été obligés pour pister de compenser notre absence d’odorat en développant des capacités cognitives d’un autre degré que celles de nos cousins primates. Dépourvus de nez, il nous a fallu éveiller l’œil qui voit l’invisible, l’œil de l’esprit.
Vous dites que le pistage nous permet de rentrer chez nous, sur Terre : on cherche une vie extraterrestre en oubliant qu’il y a des milliers de formes de vie à nos pieds…
Et intelligentes, complexes, riches. Des lichens aux pieuvres, en passant par les abeilles et les arbres, les formes de vie qu’on côtoie sont prodigieusement inventives. Evidemment, elles ne résolvent pas d’équations et n’écrivent pas A la recherche du temps perdu,mais il y a d’autres manières d’être intelligent. L’un des grands enjeux du XXIe siècle sera de formuler ces intelligences, de les reconnaître dans leur altérité sans projeter sur elles ce que nous sommes. Cela change la physionomie du monde. Alors que toute l’attention des modernes allait vers l’univers lointain, pour y chercher une forme de vie intelligente, au point de dévaluer la Terre en la réduisant à un stock de ressources à disposition, celle-ci redevient l’objet de toute notre attention.
Rentrer chez soi, c’est une manière de dire qu’il y a des pratiques qui repeuplent les milieux dans lesquels on vit, même les plus quotidiens, de formes de vie énigmatiques, fascinantes et parfois embêtantes. Il y a des cohabitations difficiles, comme avec le loup. Mais du fait même que le monde redevient peuplé, riche en signes, en communication, la vie devient bien plus intéressante que le monde mort dont nous avons hérité des existentialistes. J’ai été formé à la philosophie de Sartre et de Camus, qui ont été des grands penseurs de l’émancipation. Mais avec leur doctrine de l’humain comme seule liberté dans un monde de choses vides de sens, ils constituent paradoxalement des alliés objectifs de la crise écologique et de l’extractivisme, parce qu’ils ont contribué à élaborer une vision du monde dans lequel nous croyons être les seuls sujets, dans un cosmos absurde d’objets tout prêts à devenir ressources, privant les vivants de leur richesse de significations.
Le pistage des animaux sauvages nous a constitués, et pourtant nous ne le pratiquons plus depuis que nous sommes sédentarisés. N’est-ce pas cela qui nous a coupés de la nature ?
La sédentarisation, et plus probablement l’urbanisation, nous a fait perdre l’art du pistage au sens philosophiquement enrichi, la sensibilité et la disponibilité aux signes des autres formes de vie, l’art de les lire. On ne sait plus lire, on n’y voit rien. Et il suffit de commencer à réapprendre à voir, et même commencer à estimer qu’il y a quelque chose à voir et à comprendre, pour que tout le paysage se recompose.
Par contre, ce qui me gêne dans cette histoire de «perte», c’est qu’il y a comme un primitivisme nostalgique là-dedans, avec lequel je suis en désaccord. Je ne pense pas que c’était mieux avant, en aucune manière, ni qu’il faille revenir à des formes de vie antérieures. Il faut inventer. Même si les pisteurs amérindiens ont des capacités à lire et décrypter des signes très supérieures aux nôtres, je crois aussi beaucoup à la force des sciences, des idées contemporaines, qu’on trouve dans la recherche, les arts. Par exemple, la capacité à comprendre que les acacias sont capables de faire monter le tanin dans leurs feuilles quand ils se sentent agressés par des herbivores et ensuite de projeter des éthanols invisibles de telle manière que cela prévienne leurs congénères, vous ne pouvez pas l’inventer, il vous faut de la science de pointe pour le trouver.
Cette science attentive au vivant est un dispositif de libération à l’égard des sciences traditionnelles. Elles héritent d’une tradition d’objectivation et de réductionnisme à l’égard du vivant, mais en même temps, c’est aussi les sciences qui peuvent nous en libérer le plus efficacement, car quand elle font bien leur travail, elles subvertissant cet héritage: elles passent leur temps à montrer que le vivant est infiniment plus riche et prodigieux que ce qu’on croyait. Ces biologies subversives font aujourd’hui un grand travail de réanimation.
Vous expliquez qu’on a fini par croire qu’on est hors de la nature parce qu’on a éliminé tous les superprédateurs pour qu’ils ne nous mangent pas, pour occulter le fait que nous sommes aussi de la viande, un tabou que l’humanité occidentale s’est fabriqué…
La philosophe écoféministe Val Plumwood nous a permis de faire de belles avancées sur ce sujet. Elle propose de regarder nos pratiques d’inhumation. La pierre tombale, le cercueil capitonné et l’enterrement six pieds sous terre, juste en dessous de là où se trouve la faune du sol, entendent limiter les risques d’être mangé. D’empêcher un phénomène naturel dans d’autres cultures : restituer la dépouille, l’offrir aux autres êtres de la forêt, les vautours dans l’Est tibétain ou les grands carnassiers dans certains chamanismes sibériens.
Les humains issus de notre tradition culturelle ont essayé de rendre réel le mythe selon lequel ils étaient en dehors de la nature en étant les seuls êtres vivants qui ont le droit de manger tous les autres mais n’acceptent d’être mangés par personne. Etre le mangeur non mangeable. Ecologiquement, c’est une bizarrerie, tous les mangeurs sont mangés, même les grands prédateurs sont restitués, quand ils meurent, aux charognards, aux bactéries, à toute la faune qu’on appelle les «décomposeurs». Nous nous sommes bricolé un mythe dans lequel nous sommes seuls et inaccessibles au sommet de la pyramide alimentaire.
Sommet de la pyramide, et aussi bout de chaîne. Vous dites qu’il y a quelque chose de métaphysique dans les lombricomposteurs. Car donner nos restes aux vers de terre suppose d’accepter que nous ne soyons plus le point de captation dernier et exclusif de la matière vivante qui monte jusqu’à nous…
Les lombricomposteurs ne sont pas aussi impressionnants que les panthères, mais ils nous permettent de nouer des relations d’alliance avec des formes de vie sauvage. Il faut comprendre leurs mœurs, comment ils vivent. Vous êtes obligé de savoir que les lombrics respirent par la peau, sinon vous leur donnez des liquides huileux et vous les asphyxiez, donc cela vous force à voir le monde par leurs yeux. C’est essentiel, «se mettre dans la peau de», pour «pouvoir respirer avec».
Et au-delà de cela, on nourrit aussi les vers de terre avec des ongles ou des cheveux, il y a là quelque chose d’un peu répugnant. Car l’idée d’être consommés par d’autres a été rendue répugnante par la métaphysique occidentale. Faire circuler notre propre matière organique, nos cheveux, nos ongles, jusqu’au lombricomposteur qui va la transformer en engrais pour nourrir toute la biodiversité d’un potager, c’est repasser à une conception du monde dans laquelle on accepte d’être membre avec d’autres de la communauté de la Terre.
Capacité d’attention va de pair avec capacité d’émerveillement, non ?
Absolument. S’émerveiller d’un lombric qui ne respire que par la peau… Même si je n’utilise jamais le mot, c’est un affect qui me travaille. Mon travail de philosophe et d’écrivain provient de ma fascination et de mon émerveillement pour l’énigme d’être vivant, en tant qu’humain, en tant qu’animal, que végétal. L’énigme d’être un humain, qui est toujours intacte, est plus vivable et plus claire quand on la compare avec d’autres formes de vie, quand on regarde les autres animaux, qu’on apprend qui nous sommes en les regardant. Quand on comprend qu’un arbre peut être stressé, et qu’il y a quelque chose de profondément parent avec notre stress et quelque chose d’absolument différent.
Comment faire, concrètement, pour réapprendre à pister, au sens large ? Nous sommes tout le temps sur Internet, dans le virtuel.
Au lieu d’opposer une sorte de réalité authentique du contact avec la nature et Internet, je pense que le pistage dont on a besoin aujourd’hui passe par Internet. Regardez ces permaculteurs qui passent la nuit sur la Toile, sur des blogs d’amateurs experts, à apprendre à décrypter les relations entre leurs poireaux, leurs fraises et les limaces, et qui le lendemain sont les mains dans la terre pour appliquer les savoirs acquis, se poser de nouvelles questions…
C’est Internet qui nous apprend que les lombrics respirent par la peau, permet aux apiculteurs amateurs d’apprendre ce qu’est une abeille… Il faut pister la nuit sur le Web, et aller suivre ce qu’on a compris le jour sur le terrain. On peut réapprendre le dehors sur Internet, notamment grâce aux blogs, aux encyclopédies libres. Lorsque les savoirs scientifiques et pratiques étaient cloisonnés dans des bibliothèques ou dans des métiers, nous ne disposions pas de cette circulation horizontale du savoir, qui est une sorte d’amplificateur de sensibilité aux énigmes du vivant qu’on n’a jamais connue dans l’histoire de l’humanité….
Voir suite de l’article de Coralie Schaub dans Libé du 26 décembre