Le comptage de l’Oce français de la biodiversité est contesté par les syndicats de chasseurs et d’éleveurs.
Quand on arrive en haut du col de la Chante, dans le sud de l’Isère, la vue plonge de l’autre côté du massif dans un vallon couvert de forêts sombres. En face, le massif du Dévoluy, derrière, le Vercors. Et là, exactement au milieu du col, sur l’herbe rase des pâturages, une crotte de loup. « Tout concorde : son diamètre, les poils, les petits os dedans… Et sa position : c’est un endroit stratégique pour marquer son territoire, observe Pascal Begon, chef de brigade à l’Oce français de la biodiversité (OFB). La meute traverse ici pour changer de massif et chasser les cervidés, ils sont plus bas dans la vallée en ce moment. »
En cette « fin d’hiver, la neige fond et les chances d’y trouver des empreintes diminuent. Restent les rares observations directes de l’animal, et les traces biologiques : #èces, urine, poils, carcasses de proie… En 2021, 3 447 indices ont ainsi été collectés dans le cadre du suivi de la population de loups en France. En plus des prospections de ses agents, l’OFB s’appuie sur un réseau de 4 500 correspondants, formés à l’art du pistage et au protocole de collecte d’indices. « On connaît nos meutes sur le territoire, mais ça évolue vite : certaines changent de versant, d’autres arrivent… On n’a pas les moyens de tout suivre, explique Philippe Chabot, de la brigade Sud-Isère de l’OFB. Donc on travaille avec des chasseurs, des éleveurs, des forestiers, quelques naturalistes, des gens du coin qu’on connaît et qui nous font remonter les informations. »
Depuis quelque temps cependant, la mé »ance s’est insinuée chez certains correspondants. Selon eux, les chires de l’OFB – qui a dénombré autour de 624 loups en 2021 – seraient faux, largement sous- estimés. A l’automne 2021, plusieurs syndicats d’agriculteurs, d’éleveurs et de chasseurs se sont emparés de la controverse, à l’échelon tant local que national. « L’OFB nous ment », a proclamé Christiane Lambert, la présidente de la FNSEA, le premier syndicat agricole en France, réclamant un « comptage contradictoire » par les éleveurs et les chasseurs. En écho, le ministre de l’agriculture, Julien Denormandie, a estimé en octobre qu’il fallait « revoir la façon de compter les loups »… tandis que les associations environnementales boycottaient les réunions du groupe national loup, dénonçant une vaste campagne de désinformation.
Revendication courante
Derrière cette bataille de chiffres, l’enjeu est clair : de cette estimation de la population lupine dépend directement le nombre d’individus abattus chaque année. Le seuil de prélèvement est de 19 % des eectifs, soit 118 loups en 2021. La hausse des tirs dérogatoires – qui visent, selon la doctrine française, à défendre les troupeaux sans compromettre le bon état de la population de cette espèce protégée – est une revendication courante dans les milieux de l’élevage et de la chasse.
Dans la Drôme, la Fédération départementale des chasseurs (FDC) a pris le sujet à bras-le- corps. « La vraie question pour nous et pour les éleveurs, c’est : à quoi ça sert de transmettre encore les indices de présence du loup ? Est-ce que ça va faire bouger les lignes, est-ce qu’on va en »n obtenir une juste régulation de l’espèce ? », s’interroge Michel Sanjuan, chargé du loup à la FDC 26. D’après lui, les chasseurs ont déjà repéré quatre meutes là où l’OFB n’en dénombrait qu’une, grâce à une campagne de hurlements provoqués (les loups et louveteaux répondant aux appels des humains). « On a plus de 70 pièges photos, on connaît bien le terrain. Et il faut voir l’explosion des attaques sur les troupeaux et la faune sauvage : aujourd’hui, il y a clairement trop de loups », argue-t-il. Cet été, la fédération veut lancer une opération de hurlements d’une ampleur inédite, mobilisant plus de 1 500 personnes durant une nuit dans tout le département, pour livrer sa propre estimation.
Au même moment, la Fédération des chasseurs de Haute-Savoie a lancé une autre initiative de comptage avec un drone à caméra thermique, subventionnée par la région. Des opérations réalisées en coopération avec l’OFB, assurent les chasseurs. L’établissement public, de son côté, se dit ouvert à tout nouvel indice de présence du loup… à condition qu’il réponde aux critères scienti »ques. « Il y a souvent une incompréhension de ce qu’il faut attendre de la méthode de suivi du loup : ce n’est pas un comptage exhaustif, qui serait totalement impossible. C’est une estimation, qui permet de suivre l’évolution de la population », défend Loïc Obled, directeur général délégué à l’OFB.
Elaborée depuis quinze ans avec le CNRS, cette méthode d’analyse statistique s’appuie sur l’identi »cation d’individus à partir de leur ADN, grâce aux indices récoltés, et sur le calcul d’une probabilité de détection des loups. « Ce n’est peut-être pas parfait, mais ce modèle est reconnu par la communauté scienti »que comme l’un des plus « ables au monde », arme M. Obled.
Remobiliser le réseau
Mais c’est sur un tout autre terrain que l’OFB et l’Etat entendent surtout désamorcer cette
« rupture de con »ance achée », selon les termes du préfet Jean-Paul Célet, référent national sur le loup. Fin 2021, des réunions des « comités loup » ont été organisées dans tous les départements concernés, avec un objectif : remobiliser le réseau de correspondants, et surtout les éleveurs et les chasseurs. « On leur a proposé de mieux coopérer pour récolter le plus d’indices de présence possible, et de jouer la pleine transparence », explique M. Célet. L’OFB s’est engagé à faire un retour rapide à ceux qui envoient des indices – souvent frustrés de ne pas savoir, ou trop tard, si ceux-ci ont bien été pris en compte. L’oce a aussi promis de former plus de correspondants.
Retour en Isère. Ce 3 mars, une formation supplémentaire a justement été ajoutée au planning. Dans une salle du Relais de Chantelouve, face au tableau et à un spécimen de loup empaillé, sont réunis une vingtaine de participants : chasseurs, lieutenants de louveterie, agriculteurs, naturalistes, agents de parcs naturels, membres d’associations environnementales… « On a une bonne représentativité, c’est l’occasion d’échanger pour des gens qui ne se rencontrent pas vraiment d’habitude », souligne Florie Bazireau, animatrice du réseau loup-lynx de l’OFB en Auvergne-Rhône-Alpes. Au programme de ces deux jours : comment collecter un échantillon d’urine ; transmettre le témoignage d’un habitant qui a vu un loup ; ou reconnaître les empreintes d’une meute, parfaitement alignées dans la neige…
Dans la salle, le discours se veut neutre et technique. L’ambiance est conviviale, les polémiques laissées au vestiaire. Florie Bazireau mobilise les troupes : « Le suivi du loup est une action collective qui dépend des forces vives sur le terrain. On a tous le même objectif, qu’il soit le plus proche de la réalité possible, mais il faut nous transmettre les infos », lance-t- elle. Les motivations des futurs correspondants sont néanmoins très diérentes. Julien Van Ee, éleveur de brebis et membre de la Confédération paysanne, est là pour mieux comprendre le prédateur : « Je veux savoir à qui j’ai aaire, comment il fonctionne, comment le repérer. »
A ses côtés, Hubert Avril, arboriculteur membre de la FNSEA, est venu « pour essayer de corriger le nombre de loups, pour être plus précis dans les tirs autorisés ». Quant à Baptiste Mure, ingénieur écologue et naturaliste, il est pris d’un doute : « Je voulais améliorer ma connaissance et la cohabitation avec le loup, je ne suis pas là pour contribuer à un comptage qui vise à augmenter les prélèvements ! »
L’ombre des tirs, une fois encore, plane sur le suivi des loups. Autre sujet de controverse à part entière, leur ecacité pour protéger les troupeaux a été étudiée dans une thèse soutenue en novembre 2021 par Oksana Grente, du Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive et de l’OFB – première étude française sur le sujet. Conclusion : dans les trois mois suivant le tir, la prédation diminue dans le secteur pour seulement un tiers des massifs étudiés, elle stagne pour une moitié d’entre eux, et augmente pour le dernier. Seule constante : les tirs ne permettent jamais de la faire cesser totalement.
Le Monde, 21 mars 2022, Angela Bolis