Les effectifs de l’animal s’effondrent dans les montagnes françaises. Surfréquentation des massifs et réchauffement climatique vont finir par avoir ses plumes. Que faire ? Les processus de réintroduction se heurtent à la brutalité du réel : les conditions sont de moins en moins réunies pour sa subsistance.
Le Grand tétras ou Coq de bruyère (tetrao urogallus) est un oiseau de la famille des galliformes, à laquelle appartiennent, bien-sûr, la poule, mais aussi la caille, le dindon, le faisan ou la perdrix. Le mâle pèse de 3 à 6 kg, la femelle, plus petite, de 1,5 à 2,2 kg. Le plumage des coqs est noir, à l’exception de ses « sourcils » rouge vif, les carroncules, qui permettent de l’identifier aisément. Ses ailes sont brunes avec une tache blanche, le poitrail d’un vert-bleu brillant. La poule est mouchetée, plus claire, de beige à brun-roux. Très discret la plupart du temps, le Grand tétras a fait le bonheur des naturalistes des décennies durant à la saison des amours, qui chez cette espèce sont spectaculaires. Au printemps, la queue en éventail, les mâles rivalisent lors d’une parade nuptiale sonore, très démonstrative. Une cérémonie qui, hélas, ne résonne plus dans la plupart des forêts d’altitudes, son habitat de prédilection, où l’oiseau appréciait les couverts à dominante de résineux, entre 700 et 2 200 mètres au dessus du niveau de la mer, et les fourrés bas de bruyère ou de myrtilles. Le Grand tétras n’apparaît plus que sporadiquement dans les Pyrénées, et quasiment plus dans le Jura, les Alpes ou les Vosges, ses zones traditionnelles d’occupation.
Des populations menacées
Si au niveau mondial, les préoccupations concernant la survie de l’espèce sont mineures, du fait du relatif maintien de son aire de répartition et des ses effectifs dans le Nord de l’hémisphère, sa situation dans nos territoires est bien plus préoccupante. L’IUCN le place sur la liste des oiseaux nicheurs de France métropolitaine menacés, avec le statut « vulnérable ». En 2022, le ministère de la Transition écologique publiait un moratoire suspendant la chasse du Grand tétras pour une durée de 5 ans. En cause, la fragmentation et la dégradation de son habitat par les activités humaines, notamment les aménagements touristiques liés aux sports d’hiver, ou les plantations d’arbres peu propices à lui servir d’abri. Pour un animal qui niche au sol, des rangées de conifères plantés serrés sont peu accueillantes. Une forêt naturelle, avec clairières riches en nourriture, taillis où se dissimuler et grosses branches pour se jucher afin d’échapper aux prédateurs, renards, martres ou rapaces, lui est bien plus favorable. Très farouche, il a besoin d’un maximum de tranquillité pour prospérer.
Les conditions se dégradent
Les habitudes du Grand tétras sont bouleversées en ce XXIe siècle chaotique. Particulièrement du fait du changement climatique, en voie d’accélération, qui modifie son environnement. « Même si on rétablissait un habitat de bonne qualité, explique Françoise Preiss-Levasseur, chargée de mission du Groupe Tétras Vosges, le réchauffement le mettrait en difficulté. » L’association, assurant le suivi de l’espèce depuis 1979, n’est pas optimiste. Qui dit printemps précoces, dit couvées précoces… Or, ces dernières années ont souvent vu ce phénomène se multiplier, assorti souvent d’un retour d’hiver fin avril-début mai. Froid et précipitations sont alors fort dommageables pour les poules encore en train de couver leurs œufs à terre, ou les poussins fraîchement éclos. Le cycle de vie des jeunes se désynchronise avec celui des insectes, dont ils se nourrissent durant leur premières semaines avant de passer à une alimentation faite essentiellement de bourgeons, feuilles, graines et baies.
Oiseau terrestre, le Grand Tétras est très impacté par les changements qui affectent les clairières et landes à myrtilles dans lesquels il vit ©Julien Arbez
Ne pas relâcher les efforts
« Ce qui est important pour nous est de continuer à restaurer l’habitat forestier du Grand tétras, avec ou sans lui, pour tous les autres animaux qui le fréquentent » précise Françoise Preiss-Levasseur.
L’oiseau est une espèce dite « parapluie », dont la protection entraîne celle de vastes habitats naturels -comme les forêts, dans son cas- et de toute une biodiversité associée : prédateurs, proies, charognards, commensaux, décomposeurs…
Un avis que partage Vincent Munier, fameux photographe animalier qui connaît bien l’animal, pour lui avoir consacré des centaines de nuits en affût, dans la foulée de son père Michel, auteur de L’oiseau-forêt, fruit de décennies d’observations naturalistes (éditions Kobalann, 2022). Via un post enflammé publié sur Facebook le 21 mars dernier, il s’adresse à ses 270 000 followers :
« Tirons parti de ce que nous a appris cet oiseau, même en son absence désormais, pour améliorer la qualité et la résistance de nos forêts. L’urgence en est particulièrement aiguë pour endurer les épisodes de sécheresse successifs subis ces dernières années et qui vont fatalement s’accentuer. »
Vincent Munier
Pour lui, le projet de réintroduction d’oiseaux norvégiens porté par l’État, le parc naturel des Ballons des Vosges et la Région Grand Est est voué à l’échec.
Face à l’urgence, choisir la cohérence
La position de Vincent Munier concorde avec celle des scientifiques qui se sont penchés sur la question : en février 2023, le Conseil Scientifique Régional du Patrimoine Naturel du Grand Est et le Conseil national de la protection de la nature ont tous deux émis un avis défavorable au projet, en regrettant son absence de vision globale en matière d’écologie et de fonctionnement des écosystèmes. Mais la Préfète des Vosges Valérie Michel-Moreaux a autorisé l’expérimentation par arrêté, le 15 avril 2024. Le photographe enfonce le clou : « Pour remplacer sapins et épicéas qui se meurent ici, on va devoir importer des essences d’arbres originaires du Sud. Il y aurait un paradoxe, une ironie absurde, à vouloir y introduire des oiseaux qu’on serait, eux, allé chercher dans le grand Nord. »
Il faut se rendre à l’évidence : avec la disparition de la neige dans les massifs forestiers, le Grand tétras, espèce boréale, ne pourra plus vivre sous nos latitudes. C’est la conséquence de l’anthropisation des milieux, et au delà, de la civilisation thermo-industrielle, toute notre économie fonctionnant à l’énergie fossile. Un animal emblématique qui s’efface du paysage est un avertissement de plus : si l’humanité veut éviter que les dommages deviennent irréversibles, revoir ses pratiques de fond en comble est indispensable. Pour retrouver un équilibre dans une situation dégradée, il est indispensable d’agir à différentes échelles. Se concentrer sur un indicateur unique -ici, le Grand tétras- est absurde si l’on ne prend pas en compte tout ce qui sous-tend son existence. Gaëlle Cloarec, le 18 avril 2024
et encore :
La « translocation » de cet oiseau, menacé d’extinction dans le massif vosgien, fait l’objet d’une consultation publique.
Le parc naturel régional des Ballons des Vosges souhaite renforcer la présence d’un oiseau mythique : le grand tétras menacé d’extinction dans ce massif. Son souhait est de réaliser une « translocation » de plusieurs oiseaux, de la Norvège au massif des Vosges. La préfecture des Vosges qui doit donner ou non son accord a donc lancé une consultation publique jusqu’à dimanche 24 mars alors que de nombreux scientifiques ont déjà exprimé leur opposition à ce projet de réintroduction.
La forêt mixte remplie de feuillus et de résineux serait un endroit qui pourrait parfaitement accueillir l’oiseau emblématique, selon Laurent Seguin, le président du parc naturel des Ballons des Vosges. « On en parle, très peu l’ont vu et c’est pour cela qu’il est assez mythique, parce qu’il est assez difficile à voir, d’autant plus qu’il s’est raréfié durant les dernières décennies », explique-t-il. Il décrit le son du grand tétras : « Un son assez particulier composé en plusieurs ‘strophes’ : une première strophe qui ressemble à un couteau qu’on aiguiserait, ensuite un cri un peu plus guttural et qui se termine par un bruit de bouchon de champagne qu’on retire ».
Des scientifiques et des associations opposés au projet
Il reste moins d’une dizaine de « tetrao urogallus », le nom savant du grand tétras. Avant qu’il ne disparaisse totalement, le parc naturel des Ballons des Vosges souhaite importer 40 oiseaux de Norvège par an, pendant cinq ans. « Ce sont des oiseaux qui sont déduits des quotas de chasse des oiseaux norvégiens, tient à préciser Laurent Seguin, parce que l’oiseau est très présent en Norvège. Il est chassé, ils en tirent plusieurs milliers par an. Donc, on va peut-être leur infliger un stress, mais quelque part, on leur sauve aussi un peu la vie. »
De son côté, le Conseil scientifique régional du patrimoine naturel a émis un avis défavorable en dénonçant un projet voué à l’échec alors que le réchauffement climatique est déjà amorcé. Un avis partagé par Claude Maurice, de l’association Oiseaux Nature. « Ça fait 40 ans que les effectifs déclinent, donc la mort est certaine. Les habitats ne sont plus là, les conditions ne sont plus là. C’est fini. Le milieu d’accueil n’est plus suffisamment vaste et n’est plus de qualité, martèle-t-il. Les prédateurs sangliers dénichés au sol détruisent la gélinotte, détruisent des autres espèces aussi, comme le terrier des prés et autres. Et il n’y a aucune volonté politique de freiner ça ». La décision de la préfète des Vosges est attendue dans les prochains jours, alors que le parc espère prélever ces oiseaux rapidement avant la période de reproduction.