Biodiversité: le trouble jeu du forçage génétique

C’est une nouvelle étape du génétiquement modifié, peut-être plus inquiétante que les précédentes: le forçage génétique vise non seulement à modifier le génome d’espèces vivantes, mais à le faire de manière définitive, et en milieu naturel. Si les applications sont nombreuses, y compris pour la conservation de la biodiversité, l’inquiétude grandit chez les associations, selon qui l’objectif final est agricole.

Intitulé ‘gene drive’ en anglais, le forçage génétique vise à ‘forcer’ l’hérédité, en favorisant la transmission d’un caractère ou d’un trait d’intérêt dans une population cible, a expliqué Christophe Boëte, chercheur à l’Institut des sciences de l’évolution de Montpellier (Isem), lors d’un webinaire organisé par plusieurs associations[i].

Apparu dans les années 1960 dans le cadre de la lutte antivectorielle, ce concept n’a vraiment connu d’essor qu’au cours de la décennie 2010, avec l’avènement de la technique CRISPR-Cas9. Celui-ci repose sur des ‘ciseaux moléculaires’ qui excisent une fraction d’ADN, telle qu’un gène, située sur le chromosome non modifié, pour la remplacer par sa version homologue présente sur le chromosome modifié.

Le forçage génétique permet donc de contourner la transmission mendélienne des gènes: «en 10 à 15 générations» après l’individu initial, selon Christophe Boëte, le caractère modifié est présent chez l’ensemble des descendants, alors qu’il aurait quasiment disparu avec une modification génétique standard.

Or cette technique pourrait trouver des applications dans de nombreux champs, dès qu’il s’agit de modifier une espèce ou tout simplement de réduire, voire d’éliminer, une population. Parmi les principaux usages en cours d’étude, la lutte contre les maladies vectorielles: en 2024, de premiers lâchers de moustiques anophèles modifiés par forçage génétique devraient avoir lieu au Burkina Faso, dans le but d’éradiquer l’espèce. L’opération est menée par Target Malaria, financée par la Fondation Bill & Melinda Gates, ouvertement pro-GM.

LE GM AU SECOURS DE LA BIODIVERSITÉ?

Plus inattendu, le forçage génétique aiguise aussi les appétits dans le domaine de la biodiversité. Exemple aux Etats-Unis, où des travaux sont en cours pour modifier un gène HLA (impliqué dans l’immunité) de la grenouille léopard, afin de la rendre résistante au champignon Batrachochytrium dendrobatidis, qui décime les amphibiens à travers le monde.

D’autres projets sont en cours, notamment en Nouvelle-Zélande, où le forçage génétique est l’une des stratégies pour éliminer les espèces invasives dans le cadre du plan Predator Free 2050. Objectif: débarrasser le pays des rats noirs et des opossums, introduits au 19ème siècle par les colons européens et qui ravagent la faune autochtone. A Hawaii, un autre projet est en cours pour éliminer le moustique Culex quinquefasciatus, vecteur du paludisme aviaire.

Sous un vernis écologique ou sanitaire, le forçage génétique a de quoi inquiéter: la modification génétique est définitive, rendant impossible tout retour en arrière. De plus, il est difficile de prévoir les effets hors cible, à savoir la possibilité que le coup de ciseau moléculaire s’exerce sur d’autres parties du génome, avec des effets inattendus. Par ailleurs, la modification pourrait avoir des effets collatéraux sur d’autres espèces, par hybridation avec l’espèce ciblée, explique Christophe Boëte, selon qui «il est tentant de considérer que tout problème vient d’un gène à modifier».

UN RAPPORT POLÉMIQUE DE L’UICN

Malgré ces réserves, l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) semble fort intéressée par le forçage génétique. Lors de son congrès mondial d’Hawaii, en 2016, elle avait adopté une résolution visant à l’«élaboration d’une politique de l’UICN sur la conservation de la biodiversité et la biologie de synthèse».

Trois ans plus tard, elle publiait en mai 2019 son rapport «Frontières génétiques pour la conservation», étonnamment favorable à l’emploi de cette technique. Comme l’ont pointé plusieurs experts de la biodiversité dans des lettres adressées à l’UICN, ainsi que l’ONG canadienne ETC dans son rapport «Le forçage génétique sous influence», plusieurs auteurs de ce rapport présentaient des conflits d’intérêt, non déclarés, dont certains remontant vers l’agribusiness. Et le ton du rapport de l’UICN n’était pas aussi prudent que celui employé dans la résolution.

L’UICN, qui n’a pas officiellement répondu à ces courriers, devait débattre du forçage génétique lors de son prochain congrès, à Marseille, reporté à janvier 2021. Quant à sa politique sur la biologie de synthèse, elle prévoit de l’adopter lors de son congrès mondial de 2024. «Ce que décidera l’UICN aura du poids sur la régulation de cette technologie», explique Mareike Imken, de l’ONG allemande Save our seeds.

OBJECTIF FINAL, L’AGRICULTURE

Or tout porte à croire, selon plusieurs acteurs, que la lutte antivectorielle et la conservation de la biodiversité ne sont qu’une entrée en matière. Pour le Malien Mamadou Goita, directeur exécutif de l’Institut pour la recherche et la promotion des alternatives au développement, «on entre par la porte de la maladie, mais le paludisme n’est pas l’objectif final: il s’agit d’examiner la législation, de scruter la réaction des populations, et au final d’atteindre le dispositif de production agricole».

Cette démarche détournée semble assumée par certains partisans du forçage génétique, dont le chercheur américain Kevin Esvelt, qui dirige l’équipe «Sculpting Evolution» à l’université de Harvard. Cité dans un rapport de l’ONG ETC, le scientifique estime que «de [son] avis, les applications agricoles devraient passer après celles en santé publique et en conservation, simplement parce que les bénéfices n’y sont pas aussi clairs pour les citoyens ordinaires, et [que]nous ne souhaitons pas reproduire la polémique des OGM». Une approche que Christophe Boëte dénomme «la fabrique du consentement».



[i] Parmi elles, la Confédération paysanne, France nature environnement, Inf’OGM, la Fondation Henrich Böll, l’IRPAD, Nature & Progrès Belgique, OGM dangers, Sciences citoyennes, Save our seeds et Terre à vie.

 

photo : Un remède contre B. dendrobatidis? Jamie Voyles