Le concept de réensauvagement est de plus en plus appliqué dans les politiques de protection de la nature sur le Vieux Continent, que ce soit dans les parcs naturels, en ville ou sur des terres agricoles. Malgré quelques limites, ces projets génèrent un surprenant retour d’espèces sauvages.
«Le bison d’Europe pourrait devenir l’espèce iconique de notre continent.» La phrase, que l’on peut lire sous la plume des naturalistes Béatrice Kremer-Cochet et Gilbert Cochet(https://www.liberation.fr/france/2020/06/06/l-europe- reensauvagee-vers-un-nouveau-monde_1789761) dans l’Europe réensauvagée (Actes Sud, 2020), a de quoi étonner. Et pourtant, c’est vrai, l’imposant ruminant aux poils ras couleur noisette est bien en train de faire son grand retour dans nos contrées. Commun durant la préhistoire, quand la forêt couvrait l’essentiel des terres européennes, il avait disparu à l’état sauvage en 1927, conséquence de siècles de chasse et de déboisement massif.
Désormais protégé, il a été peu à peu réintroduit sur le continent depuis les années 1950, à partir d’individus reproduits dans des parcs zoologiques. Résultat : en 2016, 4 472 bisons d’Europe vaquaient à leurs occupations en totale liberté et leur population a bondi de 230% depuis 2000. Béatrice Kremer-Cochet et Gilbert Cochet y voient «le symbole du renversement culturel de notre position vis-à-vis du sauvage. Nous n’avons pas seulement sauvé l’espèce, nous lui avons redonné des terres […] que nous avons volontairement abandonnées. Et cet abandon n’est pas considéré comme un échec».
Au contraire, pour les naturalistes, il s’agit là «d’un don, sans rien attendre d’autre en retour que le bonheur contemplatif devant le grand opéra sylvestre. Le bison est notre Pavarotti et le loup, notre Caruso !» Rien que ça ! Ce dernier est désormais présent en meutes dans tous les pays européens à l’exception des îles Britanniques. Le nombre d’ours en Europe dépasse celui d’Amérique du Nord. La tortue caouanne vient pondre sur les plages du sud de la France. L’élégant chamois a reconquis en quelques décennies les reliefs rocheux du continent. Exemple parmi d’autres, dans le parc national alpin du Mercantour, l’ongulé a vu sa population passer d’une petite centaine en 1979, à 1 500 dix ans plus tard, et 10 000 aujourd’hui.
Castors, vautours, aigles royaux, élans, chacals dorés, fous de Bassan, esturgeons et bien d’autres espèces, dont beaucoup ont frôlé l’extinction, voient leurs effectifs et aires de répartition s’étoffer en Europe. Ce qui s’explique grâce à leur protection, à «l’effacement» de barrages sur les cours d’eau, à la déprise agricole laissant place au reboisement spontané ou à la création de sanctuaires. D’ici à 2030, sur le Vieux Continent, «ce sont 30 millions d’hectares qui vont s’offrir à la vie sauvage», l’équivalent de «30 fois le parc national de Yellowstone, aux Etats- Unis», s’enthousiasment les Cochet.
De quoi donner de l’espoir alors que l’effondrement de la biodiversité, dans les campagnes européennes comme dans les forêts tropicales ou les fonds marins, s’avère aussi inquiétant, si ce n’est plus, que l’emballement climatique. L’Indice Planète Vivante 2020 mondial(https://www.liberation.fr/terre/2020/09/10/l-effondrement- des-populations-de-poissons-oiseaux-mammiferes-amphibiens-et- reptiles-s-accelere-dans_1799014), réalisé par l’ONG WWF, montre un déclin moyen de 68% des populations de mammifères, d’oiseaux, d’amphibiens, de reptiles et de poissons suivies entre 1970 et 2016. En Europe, la situation n’est pas plus reluisante qu’ailleurs : le dernier rapport «Etat de la nature»(https://www.eea.europa.eu/themes/biodiversity/state-of- nature-in-the-eu), publié en novembre par l’Agence européenne de l’environnement, établit que 81% des habitats et 63% des espèces y ont un statut de conservation faible, voire mauvais…
Face à ce triste constat, force est de reconnaître que, dès qu’on la laisse un peu tranquille, la nature reprend vite ses droits(https://www.liberation.fr/planete/2020/03/25/confinement- dans-le-monde-les-animaux-regagnent-du-terrain_1782885), faisant preuve d’une incroyable résilience. Et qu’alors, «le réensauvagement est à l’œuvre, efficace, rapide, surprenant», écrivent les Cochet, qui évoquent «une nouvelle alliance» entre l’homme et la vie sauvage.
«Faire confiance à la nature»
Vous avez dit «réensauvagement» ? Le concept, devenu incontournable dans les milieux de la protection de la nature, est encore peu connu du grand public. Il fait l’objet de débats animés, ne serait-ce que sur sa définition. S’agit-il de la seule réintroduction d’espèces, en particulier de grands mammifères emblématiques, comme les loups dans le parc américain de Yellowstone ou les ours dans les Pyrénées(https://www.liberation.fr/france/2019/10/18/l-homme-et-l- ours-ne-savent-plus-vivre-ensemble_1758488) ? Du retour à des écosystèmes «vierges» ?
«Réensauvager, c’est faire confiance à la nature», pose Isabella Tree. L’auteure de Wilding : The Return of Nature to a British Farm (bientôt traduit en français chez Actes Sud) est devenue une référence du réensauvagement en milieu agricole après l’avoir expérimenté avec succès dans sa ferme du Sussex. Elle poursuit : «L’homme, surtout en Angleterre, a été habitué à contrôler la nature. Le réensauvagement, c’est la laisser s’exprimer, relancer les processus naturels, et regarder ce qui se passe.»
Il ne s’agit pas d’évincer les humains pour sanctuariser des zones, comme cela a été fait dans certains parcs africains. «Homo sapiens est une espèce dont la place légitime est dans un environnement naturel, appuie Alastair Driver, directeur de l’ONG Rewilding Britain. Notre définition du réensauvagement est la restauration à grande échelle des écosystèmes jusqu’au point où la nature est en mesure de prendre soin d’elle-même. C’est donc un processus, un voyage.» L’idée est de relancer des chaînes trophiques, soit l’effet boule de neige où une espèce en aide une autre et façonne les paysages de manière à permettre l’enrichissement de la biodiversité.
Les porteurs du réensauvagement ont trouvé l’inspiration dans des histoires bien concrètes de lieux délaissés par l’emprise humaine pendant des années, voire des décennies. Dans le Nord-Est des Etats- Unis, par exemple, les 1 600 hectares de la forêt de l’université d’Harvard(https://harvardforest.fas.harvard.edu/about-us), largement détruite pendant la seconde moitié du XIXe siècle par les colons européens, sont, depuis près de cent ans, laissés tranquilles, l’homme s’étant intéressé à des terres plus fertiles. Les chercheurs de la célèbre fac américaine y observent comment cette forêt «secondaire» (issue d’une seconde pousse) reprend peu à peu ses droits et laisse entrer élans, cerfs, castors et coyotes sous sa canopée.
Coup de pouce humain
De même, en Allemagne, le Rideau de fer, cette ancienne zone militarisée de quelques dizaines de mètres de large mais courant sur plus de 1 390 kilomètres du nord au sud du territoire, abrite aujourd’hui une des plus belles concentrations de biodiversité d’Europe. Le no man’s land de la seconde moitié du XXe siècle regorge, trente ans après la chute du mur, de loutres, d’aigles à queue blanche, de lynx, de loriots d’Europe, de grues ou encore de multiples plantes et fleurs qu’on croyait disparues sur le continent.
Si ces exemples montrent que laisser la nature reprendre ses droits s’avère efficace, certains écosystèmes ont besoin d’un coup de pouce humain pour retrouver leur richesse. C’est le cas surtout des terres agricoles épuisées par des années de piétinements, de monoculture et d’épandage d’engrais et de pesticides. «Pour permettre à la biodiversité de revenir, il faut mettre en place des impulsions pour relancer les écosystèmes : par exemple, introduire des animaux sauvages qui vont gratter la terre et permettre l’arrivée de nouvelles plantes, ou rouvrir des systèmes d’eau qui ont été canalisés pour laisser les castors les rendre plus résilients aux inondations», décrit Isabella Tree. Suppression de barrages ou aménagements de passes à poissons permettent désormais aussi au saumon et à la lamproie marine de remonter le Rhin jusqu’à 800 kilomètres de la mer et revenir frayer en Alsace, dans la Bruche.
Le maître mot du réensauvagement, c’est la «libre évolution» de la nature, à son rythme, sur des décennies voire des siècles, sans intervention humaine. Un principe de «lâcher prise» mis en pratique en France au cœur des parcs nationaux, dans les réserves naturelles nationales et les réserves biologiques, soit au total seulement 1,8% du territoire national sous «protection forte». Le gouvernement vise les 10% dans sa «stratégie nationale des aires protégées pour les dix ans à venir»(https://www.liberation.fr/terre/2021/01/12/par-petits-pas-le- gouvernement-souhaite-atteindre-30-d-aires-protegees-a-l-horizon- 2022_1810995) présentée le 12 janvier.
On expérimente le concept aussi dans les milieux naturels protégés grâce à l’acquisition foncière par des associations comme l’Aspas (Association de protection des animaux sauvages), Forêts sauvages ou celle fondée par le botaniste Francis Hallé (qui entend recréer une grande forêt primaire de plaine en Europe de l’Ouest).
Autorégulation des espèces
«Ne rien faire et laisser faire apparaît comme la meilleure stratégie pour le retour à l’opulence», insistent les Cochet. Qui préconisent néanmoins quelques grands principes à suivre. Parmi eux : favoriser la libre circulation des espèces en rétablissant le maximum de corridors naturels ; réintroduire les espèces manquantes et en priorité celles dites «clé de voûte», c’est-à-dire les ingénieurs de l’environnement (castor, pic noir, grands prédateurs etc..) ; ne pas retirer le bois mort dont dépend une grande partie de la biodiversité forestière ; mieux encadrer, limiter voire interdire dans certains endroits la chasse et la pêche ; et «sortir du vieux schéma de la chasse régulatrice des populations animales».
De fait, nulle crainte de «surabondance» à avoir, les espèces s’autorégulent d’elles-mêmes. C’est le cas par exemple pour les bouquetins de la Vanoise ou les chamois des trois parcs nationaux alpins(https://www.liberation.fr/france/2019/05/09/dans-le-parc-du- mercantour-les-bouquetins-jouent-a-saute-frontieres_1725990) (Mercantour, Vanoise, Ecrins). «Une fois atteinte la densité optimale que peut supporter un habitat, les femelles réduisent leur fécondité pour ne pas surcharger le milieu et les jeunes émigrent vers de nouveaux territoires, écrivent Gilbert Cochet et le biologiste Stéphane Durand dans Ré-ensauvageons la France (Actes Sud, 2018). De plus, il est désormais prouvé scientifiquement que les populations importantes d’ongulés sauvages détournent les loups des troupeaux de moutons. La chasse à outrance ne facilite donc pas le travail des bergers, bien au contraire».
Autre bonne nouvelle : le réensauvagement est possible jusque dans les villes. Ce fut l’un des constats du premier confinement. Souvent discrète, nichée dans de petits interstices, la nature sauvage peut s’y déployer si l’humain lui laisse la place de surgir. En milieu urbain, la nature est déjà présente «des caniveaux jusqu’aux toits, dans les rues, les parcs, les friches, les murs, d’anciens parcs et jardins», détaille Audrey Muratet, écologue et autrice du Manuel d’écologie urbaine(https://www.liberation.fr/france/2019/10/07/l-inaction- peut-etre-une-forme-de-gestion-de-la-nature-en-ville_1755426).
Alors que la tendance a longtemps été de chasser végétaux et animaux sauvages des villes à grand renfort de pesticides, de tonte des pelouses des parcs et de bétonisation, on revient aujourd’hui vers davantage de laissez-faire. A Rennes, on n’enlève plus les adventices, communément appelées «mauvaises herbes». Idem à Strasbourg, peut-être là où le réensauvagement urbain est le plus avancé dans l’Hexagone(https://www.liberation.fr/france/2018/05/03/a- strasbourg-des-ragondins-trop-mignons-pour-etre-tues_1646877). Les forêts alluviales qui bordent la ville sont laissées en libre évolution, et de nouvelles réserves naturelles ont vu le jour en périphérie.
Appauvrissement de la biodiversité urbaine
Les zones de friche, ou terrain vague, en cœur de métropole sont aussi des endroits particulièrement précieux. «Il faut s’y balader pour voir ce que donnerait une liberté totale laissée à la nature en ville», encourage Audrey Muratet, citant l’exemple d’un réseau de friches boisées dans Strasbourg qui regorge de vie (chicorée sauvage, chevreuil, mulot sylvestre, orvet fragile…).
Dans d’autres villes, les cimetières sont des niches à espèces sauvages, à l’image du cimetière du Père-Lachaise à Paris, où des renards ont établi domicile(https://www.liberation.fr/terre/2020/05/03/les-renards- pourront-rester-peinards-au-pere-lachaise_1787195). «Quand on ne brosse pas les pierres, qu’on laisse les vieux murs s’écrouler et les arbres pousser, vous avez énormément de biodiversité, surtout chez les oiseaux», relève Annik Schnitzler-Lenoble, professeure à l’Université de Lorraine et autrice avec Jean-Claude Génot de La nature férale ou le retour du sauvage.
Malgré tout, la France est très en retard en Europe. La biodiversité urbaine tend plutôt à s’appauvrir. Certains de nos voisins ont, eux, sorti les grands moyens. «Berlin a mis en place des réserves naturelles au centre de la ville. En Suède et au Luxembourg, les vieux arbres ne sont pas coupés comme chez nous. Il y a ainsi beaucoup de chauves-souris et d’insectes, signale Annik Schnitzler-Lenoble. Mais c’est aussi une question d’éducation et de tolérance au sauvage dans une ville très artificielle.» Plus loin de nous, des métropoles indiennes, japonaises ou sud-américaines accueillent bien singes, cerfs ou encore pumas. Selon la chercheuse, si l’envahissement peut certes s’avérer dangereux, les urbains pourraient déplacer le curseur de ce qu’ils jugent acceptable.
A la clé de ce réensauvagement tous azimuts ? «D’innombrables» bienfaits, écrivent Gilbert Cochet et Stéphane Durand. Ils citent «l’équilibre psychique et physique retrouvé», la production gratuite d’eau potable, la lutte contre le changement climatique et ses conséquences (comme la montée des eaux), la reconstitution des stocks de poissons mais aussi «le gisement d’emplois que supposent le suivi et la protection des espèces et des milieux».
Ce qu’ils appellent «l’économie de la contemplation» pourrait s’avérer être une manne. Aux Etats-Unis, le tourisme lié à l’observation de la faune sauvage a généré 43 milliards de dollars en 2011. Le seul parc national suisse attire 150 000 visiteurs par an, pour 20 millions d’euros de chiffre d’affaires. «Elle est là, la vraie richesse de notre pays, là sous nos yeux : bien encadrés pour respecter la faune sauvage, les touristes de l’Europe entière sont prêts à venir en France pour descendre en canoë les fleuves sauvages, voir toutes les espèces européennes de sternes ou de tortues, admirer les vautours tournant au-dessus de grands troupeaux de chamois…, s’enthousiasment les deux naturalistes. C’est un cadeau de la nature. Profitons-en !»
Coralie Schaub-Aude Massiot-Margaux Lacroux/Libération – 18 janvier 2020
photo : Un bison d’Europe, en Pologne. Photo Fabrizio Moglia. Getty Images