Après 2008, les programmes de soutien à l’économie avaient abouti à une forte hausse des émissions de CO2
La crise économique provoquée par la pandémie de Covid-19 va-t-elle réduire à néant les efforts pour limiter les effets du changement climatique ? Ou sera-t-elle l’occasion d’orienter les plans de relance massifs en préparation vers la transition énergétique et écologique ?
« Il est très important que les gouvernements ne pensent pas uniquement en termes de relance de l’économie et s’attachent à la construction d’un meilleur futur, alerte Fatih Birol, le directeur exécutif de l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Les plans de relance sont d’une ampleur qui n’arrive qu’une fois par siècle, au regard des montants mobilisés. Cela va structurer l’économie et donner forme au monde dans lequel nous allons vivre. »
Pour l’économiste Helen Mountford, vice-présidente du World Resources Institute, « les gouvernements et les entreprises qui échafaudent les mesures de relance ont deux choix : soit ils nous piègent pour encore plusieurs décennies dans un modèle de développement polluant, inefficace, carboné et non soutenable ; soit ils en profitent pour accélérer le basculement vers une énergie et des transports bas carbone, qui apporteront des bénéfices économiques à long terme ».
Investissements ciblés
Pour mettre en œuvre la transition énergétique, certaines pistes apparaissent évidentes aux experts. Les Etats devraient commencer par soutenir en priorité la rénovation énergétique des bâtiments et toutes les actions permettant de réduire la consommation d’énergie. « C’est un secteur qui permet de faire baisser les émissions de gaz à eet de serre, tout en créant beaucoup d’emplois », souligne M. Birol.
Une action coordonnée entre une très forte augmentation de la commande publique et une mobilisation du secteur privé permettrait de relever ce premier défi. A l’image de la campagne de plus de 4 milliards de dollars (3,7 milliards d’euros) menée, en 2011, par l’administration Obama aux Etats-Unis, qui a permis d’isoler des centaines de milliers de logements.
D’autres axes apparaissent clairement : soutien aux énergies renouvelables et aux véhicules électriques, renforcement du projet européen d’« Airbus des batteries »… Le choix des projets à épauler ou à lancer sera crucial. Pour Michael Liebreich, de Bloomberg New Energy and Finance (BNEF), la priorité n’est pas de favoriser les parcs éoliens et solaires, qui sont peu chers et rentables dans la plus grande partie du monde. Il appelle plutôt à des investissements ciblés pour opérer la nécessaire transformation des réseaux électriques et des infrastructures de stockage, afin qu’ils puissent absorber l’intermittence des énergies renouvelables. Des chantiers coûteux, qui ne peuvent qu’être lancés par la puissance publique.
Pour sélectionner les projets qui pourraient faire partie d’un plan de relance, Stéphane Hallegatte, économiste à la Banque mondiale, a listé trois critères principaux : le nombre d’emplois créés, les bénéfices de moyen terme et la contribution à la décarbonation.
« Beaucoup de projets peuvent marquer des points dans ces trois catégories », estime-t-il, citant l’ecacité énergétique, la protection de la biodiversité ou les transports durables.
Cette réflexion se heurte toutefois à une question essentielle : comment mettre en œuvre la transition énergétique lorsque des pans entiers de l’économie sont en grande diculté ? En Europe, des dizaines de milliers d’emplois sont menacés dans l’industrie, à brève échéance, sans soutien public. Par ailleurs, les prix du pétrole, à un niveau historiquement bas, représentent une tentation très grande de ne pas changer de modèle énergétique.
D’ailleurs, après la crise de 2008, la reprise économique s’est accompagnée d’une forte hausse des émissions de CO2 – elles ont augmenté de 5 % en 2010. « Gérer seulement la crise à court terme serait une erreur monumentale. C’est ce qui a été fait en 2008 et cela a conduit à un ralentissement de l’action contre le climat », souligne Laurence Tubiana, la présidente de la Fondation européenne pour le climat.
M. Liebreich est plus catégorique : « Aucun plan de relance ne doit bénéficier aux entreprises qui ne sont pas viables dans un monde bas carbone – qu’il s’agisse des compagnies aériennes low cost, de la production d’électricité à partir de charbon, ou d’activités non rentables comme le gaz, le pétrole de schiste ou les sables bitumineux. »
Plusieurs voix s’élèvent ainsi pour conditionner les aides aux entreprises des secteurs aérien ou automobile à des engagements plus fermes en faveur de la transition écologique. « Il faudra aussi éviter de financer des projets qui n’ont aucune rationalité pour le climat, comme des zones commerciales, qui aggravent l’artificialisation des sols. De la même façon, il serait absurde de creuser la dette publique pour financer l’achat de SUV, qui sont incompatibles avec la neutralité carbone », avance le député européen Pascal Canfin (Renew Europe).
Pour la présidente de l’association altermondialiste Attac, Aurélie Trouvé, il faut aller plus loin en conditionnant « toutes les aides des banques centrales et des banques publiques à une transition écologique et sociale des entreprises ». Attac, la CGT et Greenpeace ont lancé une pétition en ce sens, mardi 7 avril, appelant les plans de relance à cibler « uniquement les besoins sociaux et écologiques des populations ».
Le débat s’annonce houleux en Europe. Quelques semaines avant le début de la crise sanitaire, la Commission européenne posait les fondations de son Green New Deal, afin d’atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050. Mais cette perspective est déjà remise en cause, plusieurs pays, dont la Pologne et la République tchèque, ayant demandé de décaler cet objectif. En raison de la crise, 37 députés européens conservateurs et d’extrême droite ont demandé, le 30 mars,
« de reporter les nouvelles législations dans le cadre d’initiatives telles que le Green Deal européen ». Et des pays, comme les Pays-Bas, sont déjà en train de revenir sur certains de leurs engagements climatiques.
Les industriels comptent bien en tirer parti : dans une lettre adressée à Ursula von der Leyen le 30 mars, le lobby européen de l’automobile demande, à mots couverts, de relâcher les réglementations sur les émissions de CO2 des véhicules. « Cette crise secoue tout le monde, mais il ne faut pas aller trop loin dans la remise en cause : il va falloir protéger l’industrie européenne », s’inquiète un patron français.
D’autres secteurs, comme le gaz ou l’aérien, s’activent en coulisses pour débloquer des fonds de soutien et réduire les ambitions environnementales de l’Union européenne. La France a ainsi obtenu que les compagnies aériennes puissent repousser de deux ans le paiement de certains impôts, sans, dans le même temps, fixer de cadre pour la transition du secteur. Plusieurs centaines d’ONG ont signé un appel, lundi, pour demander qu’il n’y ait pas de sauvetage des compagnies aériennes « sans une fin des exemptions fiscales » et à la condition que l’industrie aéronautique s’aligne sur une trajectoire de 1,5 °C.
Aux Etats-Unis, le massif plan de soutien de 2 000 milliards de dollars voté par le congrès, le 25 mars, ne contient aucune de ces orientations. « Ce n’est pas à propos du ridicule Green New Deal. Il s’agit de remettre nos excellents travailleurs et entreprises au travail ! », a ainsi tweeté Donald Trump, le 24 mars. Quelque 50 milliards de dollars sont prévus pour soutenir le secteur aérien – là aussi, sans aucune forme de contrepartie.
Audrey Garric, Perrine Mouterde et Nabil Wakim/ Le Monde du 10 avril