Comme l’homme, les singes et les baleines se transmettent socialement des comportements

Des scientifiques ont montré que certains animaux s’adaptent, apprennent des gestes, indépendamment des contraintes génétiques ou environnementales.

Ils sont philosophe, poète, romancier, anthropologue ou même comédien. Ils s’appellent Emmanuel Kant, Aimé Césaire, André Malraux, Claude Lévi-Strauss, Groucho Marx. Des hommes de « culture », assurément, au point d’avoir chacun proposé de cette fameuse notion au moins une définition.Rien de commun entre elles. Ou plutôt si : toutes sont centrées sur l’humain. Comme le sont, sans exception, les citations puisées dans les meilleurs ouvrages. Peinture, musique, symboles, langage, ou encore goûts, valeurs et principes moraux y tiennent les premiers rôles. « C’est normal. On a défini la culture pour que ça colle avec l’humain, et seulement avec l’humain, car nous sommes convaincus de détenir une place unique dans le monde, supérieure à tous les autres, et n’avons cessé, depuis Descartes, de chercher tout ce qui nous distingue des autres animaux. C’est évidemment absurde et scientifiquement sans intérêt. On peut chercher ce qui caractérise une voiture. Mais comme scientifique, ce qui doit nous intéresser, c’est la roue. Et la roue de la culture, elle dépasse de très loin notre espèce. »L’homme qui livre cette déclaration de principe est effectivement scientifique, plus précisément biologiste, directeur de recherche au CNRS (université Paul-Sabatier, Toulouse). Après une vie passée à observer les animaux, à réaliser des expériences, à réfléchir sur l’évolution et à proposer des théories volontiers iconoclastes, Etienne Danchin s’apprête à prendre sa retraite.Juste avant cela, il vient de lancer une dernière grenade dans la revueScienceUn article particulièrement détonant. Il y a apporté la preuve que les mouches drosophiles disposent des capacités cognitives pour se transmettre culturellement des comportements. Vous avez bien lu : les mouches drosophiles, stars des laboratoires de biologie, plus réputées toutefois pour leur simplicité génétique que pour leur puissance cérébrale.

Une lente conquête

Au terme de deux années d’expériences, il a en effet montré que les minuscules insectes qui pullulent sur nos fruits ou dans nos vieilles bouteilles de vinaigre pouvaient acquérir une préférence sexuelle par apprentissage social, autrement dit par observation d’un congénère, et que cette préférence pouvait se transmettre de génération en génération.

« Cela a dû en étonner plus d’un, sourit le primatologue Andrew Whiten, de l’université de St Andrews, en Ecosse. Un si modeste insecte. Mais il fallait s’y attendre. Le culture club, autrefois réservé aux humains, ne cesse de grandir. »

L’histoire de cette lente conquête n’a pas commencé en Europe. Sur le continent des Lumières et de l’humanisme, l’étude des animaux avait gagné son autonomie en érigeant un interdit majeur : l’anthropomorphisme. Pas plus que l’émotion ou l’intelligence, la culture ne pouvait donc trouver place dans le vocabulaire et la pensée des éthologues occidentaux.

Rien de tel en Orient, où la relation entre l’homme et l’animal s’appuie sur d’autres principes. Question de religion, sans doute ; probablement aussi de siècles de cohabitation avec nos plus proches cousins, les singes.

Et c’est au Japon, dans l’îlot de Koshima, en septembre 1953, qu’intervient un événement fondateur. Depuis quelques années, des scientifiques y étudient un groupe de macaques qu’ils approchent en leur offrant des patates douces. Ce jour-là, une jeune femelle de 18 mois se saisit d’un morceau de tubercule. Mais au lieu de l’engloutir, elle gagne la rivière voisine où elle le trempe avant de croquer dedans. Imo perfectionnera sa technique avec les années. D’abord, en nettoyant la terre consciencieusement, puis en profitant de la force du courant, enfin, en réalisant l’opération dans la mer voisine. Surtout, elle fait des émules. Trois mois plus tard, sa mère et deux autres jeunettes reproduisent ce comportement. Puis d’autres jeunes et d’autres mères. En cinq ans, les trois quarts des juvéniles et des jeunes adultes étaient convertis. Les mâles de plus de 4 ans, en revanche, rejetèrent la nouveauté.

Apprentissage social

En 1965, le primatologue Masao Kawai détaille cette observation dans la revue Primates. Il y décrit le génie d’Imo. La jeune guenon s’est en effet trouvée confrontée à un autre problème : séparer les grains de blé, également offerts aux singes, du sable de la plage avec lequel ils se mélangent. Là encore, elle a gagné la mer pour s’apercevoir que les uns flottent quand les autres tombent au fond… Au-delà de l’exploit individuel, c’est au groupe que s’est intéressé Kawai. Son articleparle de « comportements préculturels nouvellement acquis », mais le préfixe ne trompe personne. Une longue bataille commence.

Philosophes, anthropologues, psychologues mais aussi toute l’école occidentale d’éthologie, héritière de Konrad Lorenz et Nico Tinbergen, rejettent ces conclusions.

L’école japonaise trouve en revanche le soutien d’une nouvelle génération de primatologues qui occupe peu à peu le terrain, au sens propre. Elles se nomment Jane Goodall, Dian Fossey ou Shirley Strum, s’immergent au milieu des grands singes et voient comme une évidence la transmission sociale de certains comportements.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit. La nouvelle définition de la culture que propose cette avant-garde est celle de comportements stables acquis non pas génétiquement ou par des contraintes environnementales mais par l’apprentissage social.

Pour les mettre en évidence, l’objectif consiste désormais à traquer au sein d’une même espèce des sous-groupes affichant des traditions distinctes. Chaque primatologue y va de ses observations. Et en 1999, Andrew Whiten publie dans Nature une synthèse sobrement titrée « Les cultures chez les chimpanzés ».

En deux pages, un tableau, et une figure qu’il a soigneusement confectionnée, le scientifique, peintre à ses heures perdues, résume 151 années d’observation totale conduites sur sept sites africains différents. Il n’en retient pas moins de 39 comportements spécifiques à certains groupes de chimpanzés, de l’hygiène individuelle au toilettage des congénères, des rituels sociaux ou de séduction à l’alimentation et à l’usage d’outils.

« Au début il y a la mère »

Le plus emblématique de ces comportements reste la casse des noix. L’Allemand Christoph Boesch a documenté avec précision la façon dont les chimpanzés du parc national de Taï, en Côte d’Ivoire, utilisent de lourdes pierres pour briser l’épaisse gangue du fruit du Panda oleosa. Non seulement ils maîtrisent ce qu’il faut bien appeler des outils – une compétence longtemps considérée comme exclusivement humaine –, mais ils les conservent, les transportent, coopèrent pour partager le travail.

Une activité que les plus jeunes apprennent de leurs mères, pendant plusieurs années, avant de devenir autonomes, souligne le primatologue du Max Planck Institute. Ils observent, copient, échouent d’abord, s’abîment les doigts, recommencent. « Un apprentissage socialement motivé, conclut Frans de Waal, dans son ouvrage Quand les singes prennent le thé (Fayard, 2001). Au début il y a la mère, le désir d’agir comme elle. En cours de route, presque par accident, apparaît un second objectif, se nourrir d’un mets agréable. »

Une partie des chimpanzés utilise de lourdes pierres pour briser la gangue des fruits. Une compétence apprise aux petits par leur mère.
Une partie des chimpanzés utilise de lourdes pierres pour briser la gangue des fruits. Une compétence apprise aux petits par leur mère. CYRIL RUOSO / BIOSPHOTO

Cette activité, tous les chimpanzés ne la pratiquent pas. Au nord-ouest de la forêt de Taï, sur le site de Bossou, en Guinée, les singes s’y adonnent également, cette fois avec les noix du palmier à huile. Idem au Liberia et en Sierra Leone, toujours à l’ouest, avec les fruits du coula. Mais à l’est, le fleuve Sassandra semble faire figure de frontière culturelle. Sur l’autre rive, les mêmes arbres, les mêmes pierres, mais aucun cassage de noix observé. Pas davantage, du reste, sur les sites étudiés en Ouganda, au Rwanda, en Tanzanie…

Six ans plus tard, Andrew Whiten enfonce le clou, au laboratoire, cette fois. Pour s’assurer du caractère social de l’apprentissage, il conçoit une boîte offrant deux méthodes distinctes d’accès à la nourriture, qu’il enseigne chacune à une chimpanzé de haut rang. Puis les femelles sont replacées dans leur groupe d’origine. Rapidement, chaque communauté apprend le savoir-faire de sa dominante. Quelques rares individus découvrent bien la technique alternative. Mais ils rentrent vite dans la norme. Le chercheur présente enfin le dispositif à un troisième groupe, dépourvu de modèle. Les singes y resteront comme des poules devant un couteau.

Après les chimpanzés, vingt-quatre comportements culturels sont relevés chez les orangs-outangs dans les années 2000. Puis dans la décennie suivante, vient le tour des gorilles.

« Ça a été plus difficile à établir, car le gorille privilégie la force sur le maniement d’outils, indique Shelly Masi, du Muséum national histoire naturelle, qui étudie le colosse des forêts depuis de nombreuses années. Face à une termitière, un chimpanzé cherche une baguette pour la percer, un gorille la casse. Mais nous avons pu observer des différences de rituels sociaux ou de techniques pour grimper aux arbres, par exemple… »

« Révolution culturelle »

Les grands singes, donc. Mais aussi les mammifères marins. L’Américaine Jennifer Allen a ainsi analysé les techniques de pêche des baleines à bosse dans le golfe du Maine (Etats-Unis). Leur méthode traditionnelle est connue : créer, en soufflant, un filet de bulles avant d’avaler les poissons ainsi emprisonnés.

Sauf que, en 1980, une innovatrice est vue frappant violemment de sa queue la surface avant de plonger pour produire ses bulles. Une façon d’éviter une fuite par le haut ? Toujours est-il que la pratique s’est répandue et que, vingt-sept ans plus tard, 40 % des cétacés de la région employaient cette technique. Nulle part ailleurs cette pratique n’a été observée.

L’écologue de l’université du Queensland (Australie) ne s’est pas arrêtée là. Elle s’est penchée sur le chant des baleines à bosse, cette fois au Nord de son île. Un sujet particulièrement symbolique, tant la langue constitue tout à la fois une particularité humaine et le véhicule principal de nos cultures. Au terme de treize années de suivi d’un groupe de cétacés, Jennifer Allen constate une complexification progressive des séquences. Une évolution régulière soudainement interrompue au contact d’un autre groupe, venu de l’ouest. Les baleines intègrent alors un peu du vocabulaire de leurs cousines mais simplifient les thèmes et structures. Ce phénomène, la biologiste marine lui a donné un nom : « révolution culturelle ».

culturelle ».

L’étude du chant ou des techniques de pêche des baleines à bosse a montré une transmission de comportements culturels entre les mamifères marins.
L’étude du chant ou des techniques de pêche des baleines à bosse a montré une transmission de comportements culturels entre les mamifères marins. WHALE AND DOLPHIN CONSERVATION

Mais est-ce bien de culture que l’on parle ? Retraité de l’université McMaster, au Canada, le professeur Bennett Galef s’est toujours montré dubitatif face à des conclusions qu’il juge « hâtives ». Il n’écarte pas l’existence, chez les animaux, d’un apprentissage social, au contact des congénères. « Par renforcement local [essais et erreurs] ou par émulation,précise-t-il. Mais pas par imitation. En tout cas, je n’en ai jamais eu la preuve. Et cela fait toute la différence », insiste-t-il. Longtemps, il a ainsi contesté l’autre emblème des cultures animales, pendant chez les oiseaux des macaques de Koshima : les mésanges britanniques.

« A Rome, fais comme les Romains »

Le village de Swaythling, près de Southampton, ne brillait pas par son originalité. Chaque matin, le laitier y déposait ses bouteilles sur le pas des portes. Jusqu’à ce jour de 1921 où un habitant trouva son flacon vandalisé. Le capuchon avait été percé, la crème dérobée.

Le phénomène s’étendit dans le village, on finit par trouver le coupable : Cyanistes caeruleus, la mésange bleue. On changea les capuchons, les mésanges s’adaptèrent. Et le pillage se répandit peu à peu. En 1949, l’essentiel de l’Angleterre et du Pays de Galles était concerné. Au point que James Fisher et Robert Hinde, sommités de l’ornithologie, furent convoqués. Analysant les différents foyers successifs et la dynamique de progression, ils en conclurent que plusieurs innovateurs avaient parallèlement découvert la combine, rapidement imités par leurs congénères.

Culture ? Expérience à l’appui, Bennett Galef assura, en 1984, que des mésanges à tête noire américaines pouvaient reproduire le forfait de leurs cousines britanniques soit spontanément, soit après avoir observé une bouteille ouverte. Culture peut-être, concluait-il, mais imitation, sûrement pas.

En moins de 30 ans, la mésange bleue de Grande-Bretagne est devenue capable de percer le bouchon des bouteilles de lait.
En moins de 30 ans, la mésange bleue de Grande-Bretagne est devenue capable de percer le bouchon des bouteilles de lait. RONALD THOMPSON / FLPA / BIOSPHOTO

Pendant trente ans, la question demeura en suspens. Jusqu’à ce que la biologiste australienne Lucy Aplin, du Max Planck Institute de Radolfzell (Allemagne), conduise, en terre anglaise et à grande échelle (plus de 400 individus), une série d’expériences avec des mésanges. A la façon de Whiten, en 2005, elle conçoit une mangeoire avec une porte coulissante susceptible d’être ouverte de droite à gauche ou de gauche à droite et apprend l’une des deux techniques à quelques démonstratrices, qu’elle replace ensuite dans différents groupes d’oiseaux. Elle constate que chaque groupe adopte la technique de ses modèles. Mais aussi que la translocation d’un oiseau d’un groupe à l’autre conduit tout transfuge à adopter les manières de ses nouveaux condisciples. « A Rome, fais comme les Romains », commente Andrew Whiten, citant Ambroise de Milan (340-397). Ce qu’en psychologie on nomme la conformité.

« L’évolution n’est pas qu’un processus génétique »

Et ce n’est pas tout : l’apprentissage se transmet de génération en génération, même après le départ des premières initiées, ajoute Lucy Aplin dans son article, publié en 2014 dans Nature. De plus en plus vite et de mieux en mieux. Un constat essentiel si l’on songe que les cultures humaines sont dites cumulatives, à savoir que chaque génération améliore la connaissance de la précédente.

« Ce sera une de nos principales directions de travail à venir », dit Lucy Aplin, consciente que les exemples d’apprentissages sociaux cumulatifs chez les animaux restent exceptionnels. L’autre devrait s’attacher à suivre le réseau de transmission culturelle. Déjà, dans l’article de Nature, elle a montré que la chance d’un individu ignorant d’acquérir le nouveau savoir dépendait des contacts qu’il entretenait avec un sachant. « Mais là encore il faut aller plus loin, examiner les caractéristiques individuelles, le sexe, l’âge de chaque oiseau », dit-elle.

Jusqu’où les processus sont-ils cumulatifs ? Comment s’articulent conformité et innovation ? Quel réseau suit l’apprentissage dans les grands groupes ? Et qu’est-ce que ces observations peuvent nous dire sur l’émergence de la culture chez les humains ? Des chants des moineaux aux itinéraires migratoires des mouflons ou des élans, des préférences alimentaires des orques aux techniques de chasse des suricates, les animaux offrent une panoplie toujours plus étendue pour approcher ces questions.

Dans les 17 mètres carrés de son laboratoire toulousain, Etienne Danchin jubile. Pas mécontent d’avoir fait descendre encore un peu Homo sapiensde son piédestal. Mais surtout heureux d’alimenter la conviction qui l’anime depuis vingt ans, à savoir que « l’évolution n’est pas seulement un processus génétique ».

Des centaines de scientifiques en sont désormais convaincus, qui ont créé, il y a deux ans, la Cultural Evolution Society. Il se murmure qu’anthropologues et écologues y ont trouvé une langue commune. Une hérédité culturelle, des humains aux mouches ? Et pourquoi pas aux plantes ? Les moustaches en guidon de vélo d’Etienne Danchin se redressent. Il sourit : « C’est encore un peu tôt. »

Nathaniel Herzberg/Le Monde, 19 mars

 

photo : Courtisée par deux mâles, cette drosophile a choisi le second. Les deux femelles qui l’observent reproduiront par la suite ce choix. DAVID DUNEAU / CNRS

Photo illustration Philippe Guerlet