Une équipe américaine a montré que cet appendice s’est développé grâce aux mêmes gènes que ceux qui pilotent la formation des ailes.
Zoologie. Les scarabées émerveillent les naturalistes. Leur force, leurs mœurs, leur apparence. Le grand Charles Darwin (1809-1882), déjà, invitait ses contemporains à quitter leurs a priori et à bien observer « la cote de maille, brillante et bronzée » de l’animal, son « vaste réseau de cornes » et à l’imaginer « à la taille d’un cheval, ou même d’un chien : ce serait l’un des animaux les plus impressionnants du monde ». Lui avait fait de ces coléoptères et de leur corne un des modèles d’étude de sa théorie de la sélection sexuelle.
Un siècle et demi plus tard, une équipe américaine s’est de nouveau penchée sur les appendices du scarabée, et plus particulièrement sur ceux de trois des quelque2 400 espèces de bousiers regroupées dans le genre Onthophagus. L’objectif cette fois ne consistait pas à en observer l’utilité mais l’origine.
Ces cornes thoraciques constituent en effet un modèle de ce que les biologistes nomment une « innovation évolutive », autrement dit un caractère apparu dans une lignée, sans correspondance – la science parle d’« homologie » – avec une structure présente chez son ancêtre ou à l’intérieur d’elle-même. L’aile des chauves-souris n’est pas une innovation, car elle est homologue aux membres antérieurs de tous les tétrapodes. Mais l’œil des vertébrés, le placenta des mammifères, les plumes des oiseaux peuvent revendiquer ce titre. Et les cornes des scarabées, donc.
Fight et flight, même combat
« Sauf qu’en biologie on sait que tout ce qui est neuf doit d’une façon ou d’une autre provenir du vieux », rappelle Armin Moczek, professeur au département de biologie de l’université de l’Indiana. Au terme d’une étude particulièrement minutieuse, publiée le 22 novembre dans Science, il vient de trouver la clé de l’énigme, que son collègue Yonggang Hu résume : « Les cornes thoraciques partagent la même origine développementale que les ailes. » Elles proviennent de l’expression du même réseau de gènes. Fight et flight (« vol »), même combat, aurait pu s’amuser à constater le père de la théorie de l’évolution.
Pour en apporter la preuve, les biologistes ont d’abord inactivé les gènes impliqués dans la formation des ailes. Ils ont constaté que le développement des cornes s’en trouvait lui aussi affecté. Puis ils sont allés plus loin en situant précisément l’origine des deux structures : les trois segments dorsaux du thorax. Deux d’entre eux génèrent les ailes, le troisième, la corne. Mais en modifiant l’expression d’un des gènes, baptisé Scr, une troisième paire d’ailettes est apparue en lieu et place de l’arme de combat du bousier. Mieux : ils ont pu montrer, par de nouvelles manipulations de l’expression des gènes, que les mêmes tissus se trouvaient engagés dans la formation des deux organes.
« Rien ne se crée, tout se transforme »
De précédentes études avaient déjà laissé supposer que le prothorax des insectes pouvait constituer un point chaud de l’innovation évolutive. S’y rattachent par exemple les petites ailes des tingides, l’étonnant casque des membracidés et la fameuse corne des bousiers. « Mais jamais autant de marqueurs n’avaient été étudiés, de preuves fonctionnelles n’avaient été rassemblées », salue le biologiste Benjamin Prud’homme (CNRS, Montpellier), auteur en 2011d’une étude voisine sur les membracidés.
Faut-il dès lors sortir les cornes thoraciques du club très fermé des innovations évolutives ? Ou plutôt revoir ses règles d’admission ? Benjamin Prud’homme a tranché en faveur de la seconde solution : « Jacques Monod [1910-1976] nous a dit il y a déjà longtemps que l’évolution est un grand bricolage. Cet article le rappelle avec élégance et robustesse : rien ne se crée, tout se transforme. »
Armin Moczek et Yonggang Hu sont du même avis. Mais, plutôt qu’entamer une bataille sémantique, ils préfèrent élargir les points de friction, observer d’autres cornes, celles situées sur le crâne de l’animal. « Sans doute une tout autre histoire, qui pourrait nous permettre de montrer qu’il existe différents chemins pour innover. »
Nathaniel Herzberg/Le Monde 2décembre
photo : Un scarabée bousier Onthophagus nigriventris. CSIRO /CC BY 3;0