«Libération» a interrogé les représentants des peuples indigènes et communautés locales, au cœur des négociations en cours à Montréal. Ils espèrent que l’adoption d’un cadre mondial sur la biodiversité renforcera leurs droits et leur rôle dans la protection de la nature.
par Coralie Schaub, Envoyée spéciale à Montréal
Avec 476 millions de personnes réparties dans plus de 90 pays, les peuples autochtones ne représentent que 5 % de la population mondiale et possèdent, occupent ou utilisent un quart des terres émergées. Ils sont pourtant les «gardiens» d’environ 85 % de la biodiversité restante sur Terre. La reconnaissance des droits et des rôles de ces peuples indigènes et communautés locales est au cœur de la COP15 biodiversité de Montréal, censée aboutir le 19 décembre à l’adoption d’un cadre mondial permettant de sauvegarder la nature. Le brouillon de texte, qui reste âprement négocié une semaine après le début de cette conférence de l’ONU très attendue, les mentionne à moult reprises.
«La bonne gestion de la biodiversité par les peuples autochtones est souvent intégrée dans les pratiques, la spiritualité et les savoirs locaux, indique la scientifique Marla Emery, coautrice d’un rapport sur l’utilisation durable des espèces sauvages, publié en juillet. Leurs pratiques et leurs cultures sont variées, mais affichent des valeurs communes, dont l’obligation de traiter la nature avec respect, d’avoir un sens de la réciprocité, d’éviter le gaspillage.»
De l’avis des peuples réunis au sein du Forum international autochtone sur la biodiversité, très présent à la COP15, protéger au moins 30 % des terres et 30 % des mers d’ici 2030 – l’un des objectifs phares de l’accord en discussion – ne peut pas se faire sans leur consentement, leur participation et la reconnaissance de leurs droits. Or beaucoup redoutent que cette demande ne soit pas respectée, échaudés par des décennies de marginalisation et de déplacements forcés, parfois même au motif de la conservation de la nature (rebaptisée «colonialisme vert» ou «conservation-forteresse» par certains militants). Libération a rencontré des représentants de peuples autochtones du monde entier, qui ont fait le voyage jusqu’à Montréal pour porter leur message.
«Les arbres ont des droits comme les humains»
Levi Sucre Romero, agriculteur, représentant du peuple Bribri, du Costa Rica, et coordinateur de l’Alliance mésoaméricaine des peuples et des forêts
«Mon peuple vit au cœur de la forêt de Talamanca, une forêt tropicale humide dans le sud du Costa Rica dont nous gérons une partie, tandis qu’une autre partie est considérée comme une “aire protégée” sans que nous ayons été consultés. Mais le gouvernement n’assure pas sa protection dans les faits et nous sommes obligés de la défendre chaque jour, y compris sur la partie officiellement “protégée”.
«La forêt est menacée par des projets miniers (cuivre, or, minerai de fer…) et pétroliers, par la déforestation illégale [l’expansion du tourisme dans la région consomme beaucoup de bois, ndlr] et par des barrages hydroélectriques. Les barrages ne nous bénéficient pas, pas même à notre pays, car l’énergie est exportée. Mais ils inondent nos terres. Sans celles-ci, nous ne pouvons survivre : elles fournissent notre nourriture, nos médicaments et nous y utilisons nos savoirs traditionnels pour vivre en harmonie avec la nature. Dans notre vision du monde, les forêts font partie de notre vie, elles nous donnent la vie et réciproquement. Les arbres ont des droits au même titre que les humains. Même chose pour les rivières, qui sont sacrées. Et nous ne pratiquons jamais la monoculture.
«Depuis l’époque de mon grand-père, nous nous battons pour défendre la forêt et nos droits, y compris devant les tribunaux. Mais au Costa Rica, pourtant pas réputé pour être le pays le plus dangereux pour les défenseurs de l’environnement, deux chefs indigènes ont été assassinés pour s’être opposés à l’invasion de leurs terres. Et j’ai moi aussi reçu des menaces. Cette COP15 biodiversité, comme la COP27 sur le climat qui vient d’avoir lieu en Egypte, ne sont que de brefs moments dans une époque où l’humanité doit prendre de grandes décisions pour assurer sa propre survie. Elles sont utiles pour transmettre notre message au monde, mais même en cas d’accord ici à Montréal, je doute de son impact concret dans nos forêts. Car souvent, les Etats ne respectent pas leurs promesses. Je place davantage d’espoir dans les millions de personnes qui, partout, sont convaincues qu’il faut protéger notre maison commune.»
«Les barrages détraquent notre écosystème»
Nadina Gardiner, membre de la nation Crie de Cumberland House, vivant dans le delta de la rivière Saskatchewan, au Canada
«Ma patrie, c’est le delta de la rivière Saskatchewan, un delta d’eau intérieure de 10 000 km², le plus grand d’Amérique du Nord et le troisième plus grand au monde. C’est un paradis, constitué d’une mosaïque de milieux humides, de lacs, de rivières et de forêts boréales. En plus de stocker d’énormes quantités de carbone dans sa végétation et ses sols, c’est un habitat vital pour de nombreuses espèces, notamment d’oiseaux migrateurs. Il est essentiel à la survie de mon peuple, pas seulement physiquement, mais aussi culturellement.
«Mais le delta se meurt. Les barrages qui le parsèment pour alimenter les villes de la région et irriguer d’immenses monocultures retiennent les nutriments contenus dans l’eau et détraquent son débit et son cycle saisonnier, donc tout l’écosystème. Ce qui menace notre mode de vie. Notre peuple de trappeurs et de pêcheurs se déplaçait à travers notre territoire au gré des saisons. Mes grands-parents me racontent qu’ils pouvaient capturer des centaines de rats musqués ou de poissons. Ce n’est plus le cas, il n’y en a presque plus.
«En juin 2021, notre nation a déclaré officiellement la protection du delta, en vertu de notre droit autochtone et non du système colonial. Nous nous sommes donné la mission de protéger ce lieu sacré. Et j’ai bon espoir que nous soyons entendus. Ce n’est que le début d’un processus de réconciliation dans ce pays, entre les communautés autochtones et les autres habitants du territoire, mais aussi avec la nature. J’aimerais vous le montrer, ce delta, c’est là que je rayonne, pas ici à Montréal dans une salle de conférences.»
«Certains d’entre nous sont arrêtés et menacés»
Sopheap Hoeun, représentant du peuple Kuy, au Cambodge, et membre du réseau communautaire Prey Lang
«Je vis dans la forêt de Prey Lang, qui signifie “notre forêt” dans notre langue. C’est l’une des plus grandes forêts primaires de la péninsule indochinoise. Ici à Montréal, j’ai appris que dans d’autres pays, comme le Canada, certains projets des communautés locales et indigènes pour protéger la biodiversité reçoivent un soutien financier. C’est très différent de ce qui se passe au Cambodge, où les peuples indigènes comme le mien sont empêchés de protéger leur forêt. Pour nous, celle-ci est très importante, pas simplement pour ses ressources matérielles, mais aussi car nous y attachons des croyances spirituelles, elle nous apporte bonheur et paix. Elle fournit aussi un sol fertile, des précipitations suffisantes, un air pur et un climat stable, pas uniquement à nous d’ailleurs, mais aussi au reste du monde. Sans elle, nous ne pouvons pas vivre, nous l’avons appris de nos ancêtres.
«Mais depuis plus de vingt ans, notre forêt subit les assauts de la déforestation illégale [une partie du bois est exportée, surtout au Vietnam], des activités minières et de l’agro-industrie, notamment pour le caoutchouc. Et la destruction s’accentue depuis 2016, il y a de moins en moins d’arbres et d’animaux. Le gouvernement permet cela alors même que la forêt est officiellement protégée.
«Nous essayons d’y résister, en organisant par exemple des patrouilles de 10 à 20 personnes en forêt. Mais certains d’entre nous sont arrêtés et nous subissons des violences et menaces de mort, car nous avons désormais interdiction de nous rendre dans notre forêt. Nous espérons que notre voix sera entendue par la communauté internationale et par notre gouvernement. Nous sommes prêts à contribuer à la protection de la biodiversité pour que notre planète reste prospère.»
«Les femmes sont les championnes de la protection de la nature»
Cécile Bibiane Ndjebet, agronome camerounaise, cofondatrice et présidente du Réseau des femmes africaines pour la gestion communautaire des forêts
«J’ai grandi dans une région reculée du Cameroun, où j’ai vu ma mère aller en forêt chercher les champignons, les fruits du moabi ou telle herbe médicinale. Les femmes rurales, qu’elles soient de communautés locales ou de peuples autochtones, sont les gardiennes de la forêt, de la biodiversité. Quand une femme va en forêt pour chercher du bois de chauffe, elle ne va pas couper un arbre vivant, mais va ramasser ce qui est tombé naturellement. Quand c’est un arbre fruitier, la femme va cueillir le fruit, prélever des feuilles ou un peu d’écorce pour ses besoins, mais l’homme va couper l’arbre pour vendre le bois. C’est moins vrai pour les hommes des peuples autochtones, qui connaissent la valeur de la forêt et en font moins une utilisation abusive que les hommes d’autres groupes sociaux comme les bantous, dont je fais partie. Mais de façon générale, les femmes rurales restent les championnes de la protection de la nature, car ce sont elles qui nourrissent la famille et qui procréent, elles savent que leur bébé devra pouvoir prélever des ressources lui aussi, quand il sera adulte.
«C’est pour cela que je me bats pour les droits fonciers et forestiers des femmes dans une vingtaine de pays africains. Et avec l’organisation Cameroon Ecology, que j’ai cofondée, nous les formons pour qu’elles puissent restaurer 1 000 hectares de terres dégradées et de forêts de mangrove d’ici 2030. J’attends du cadre mondial pour la biodiversité qui devrait être adopté à Montréal qu’il prenne en compte les droits des femmes et qu’il leur assure un accès direct aux financements qui seront mobilisés pour la protection de la nature.»