Dans la jungle des pétitions en ligne, la défense de la cause animale se taille la part du lion

Sur les plateformes de mobilisation numérique, le bien-être des créatures à mille, quatre, deux (ou sans) pattes fédère des millions de signatures. D’énormes pétitions ont ainsi porté les principales mesures de la proposition de loi sur la maltraitance animale.

Des chiens, des chats, sans cesse, mais pas seulement. Des porcelets, des ratons laveurs et des blaireaux, aussi. Peu importent les physiques ingrats : dans l’univers de la pétition en ligne, l’animal règne. Combien de millions de signatures validées d’un clic révolté ? Pour combien de campagnes en défense des bestioles de toutes espèces ? Même le « M. Cause animale » à l’Assemblée nationale, l’ex-vétérinaire et député (LRM) Loïc Dombreval, a lâché du lest, submergé : « J’en reçois tellement que je ne les lis pas toujours dans le détail… »

Plonger dans les plates-formes de pétitions numériques, c’est ressortir couvert de poils, de plumes et d’écailles. Découvrir un président de la République en drôle de compagnie, sur le podium des cyber-indignations de ces dernières années. Site Mesopinions.com : en première position « Démission Macron » (715 000 signatures), en deuxième « Peine maximale pour le maître de la dogue de Bordeaux retrouvée enterrée vivante » (570 000), en troisième « Renards, nuisibles, vraiment ? » (422 000). « L’animal est notre catégorie-phare depuis sept ans, elle n’a jamais cessé de progresser,résume Mathilde Kaplon, chargée des mobilisations citoyennes pour le site. En 2020, elle a compté pour 23 % des pétitions, pour 60 % des signatures, loin devant le social. »

Combat urgent

Chez le concurrent Change.org, la santé et le coronavirus ont tout écrasé, l’an passé. Mais les animaux ont décroché la médaille de bronze, avec 4,1 millions de signatures. Un bon million de plus qu’en 2019. La justice économique, les droits humains, l’environnement, la justice pénale, l’éducation, les droits des femmes ? Aucun de ces combats n’a semblé plus urgent que le bien-être des créatures à mille, quatre, deux (ou sans) pattes. Parfois, Sarah Durieux, la directrice de Change.org, écarquille les yeux : « Deux pétitions sont sorties simultanément, en 2012. J’ai vu grimper plus rapidement celle pour les blaireaux que l’appel à mieux financer la recherche contre les cancers pédiatriques. »

Des mosaïques de pétitions. Voilà à quoi ressemblent, désormais, les sites Internet des associations protectrices des animaux. Pas moins de 29 pétitions chez One Voice, dont la très populaire « Fermer l’école de tauromachie », forte de 616 000 signatures. Seize pétitions pour la Fondation 30 Millions d’amis, quatre d’entre elles dépassant les 300 000 soutiens. Et, toujours, l’abolition de la corrida en revendication première (412 000 signatures). Car la pétition animalière a ses classiques, aux millions de signatures cumulées : stopper le Festival du litchi et de la viande de chien de Yulin (Chine), le massacre des dauphins aux îles Féroé (Danemark), l’expérimentation animale, les fermes à fourrure. Et la chasse, surtout – à courre, à la glu, au renard, loup ou blaireau, du dimanche, des jours fériés et de vacances…

« QUAND ON A PERDU FOI EN L’HUMAIN, ON SE RACCROCHE AUX PETITES BÊTES. LES ANIMAUX SONT PLUS CONSENSUELS QUE LES ÉOLIENNES. LEURS DROITS SONT LES NOUVEAUX DROITS DE L’HOMME », AVANCE MATHILDE KAPLON, DU SITE MESOPINIONS.COM.

Jour après jour, la machine à pétitions en ligne se nourrit aussi d’histoires singulières, invariablement cruelles et émouvantes. Le chat placé au micro-ondes, le canard ou le phoque écrabouillés à coups de pieds, le sanglier traumatisé par les chasseurs qu’on menace encore d’arracher à son sauveur, le chien confisqué à son maître SDF, l’ours polaire qui dépérit en cage, le seul loup de Meurthe-et-Moselle menacé d’abattage… Par centaines de milliers, les signataires demandent grâce, exigent justice.

La pétition Web, ou l’engagement sans les inconvénients. Ni frais ni perte de temps. Un nom, un e-mail, un clic, depuis le canapé. Sous l’inévitable onglet « Agir » des plates-formes associatives, la proposition « Signer une pétition » arrive comme une bénédiction, après « Faire un don », « Militer », « Adopter un animal », « Parrainer ». Je signe ! Dix millions de personnes ont déjà, logiquement, privilégié cette option sur le site Mesopinions.com (créé en 2006), où 300 pétitions sont lancées chaque mois, par des particuliers pour l’essentiel. Change.org, lui, se targue de réunir 13 millions de membres. « Nous vivons une crise de la représentation démocratique, analyse Sarah Durieux. La pétition est un outil historique, connu de tous, facile, qui permet de renouer avec l’action civique dans un cadre que l’on contrôle. » D’ailleurs, la France figure, selon elle, parmi les champions de la pétition en Europe, aux côtés de la Grande-Bretagne et de l’Espagne. « Et avec le Covid-19, nous avons connu une explosion : + 64 % de signatures de mars à août 2020. » La cause à l’interdiction des manifestations ? Un loisir de confinement ? Besoin de sens et de communauté, surtout.

Par quel hasard de l’évolution l’animal s’est-il transformé en roi de la jungle pétitionnaire ? Le député Dombreval le sait : « Les Français ont l’impression que les politiques ne les écoutent pas assez sur cette question. » Et de relever le décalage entre les920 000 partisans du référendum d’initiative partagé sur le bien-être animal et les 145 parlementaires (sur 925) qui le soutienne. « Tout cela à cause de la chasse et de l’élevage… Mais je suis sûr que, dans quelques années, la corrida et les chasses cruelles seront abolies. Les Français n’en veulent plus. Le sujet de la condition animale est entré dans nombre de foyers. » Grâce, dit-il, à deux phénomènes concomitants : l’ample diffusion d’images écœurantes tournées par les associations comme L214 « et l’étayage scientifique à propos des animaux, de leur capacité à ressentir, de leur intelligence ».

Des femmes, pour la plupart

Baromètre IFOP pour la Fondation 30 Millions d’amis, en janvier 2021 : de 75 % à 90 % des interrogés se déclarent opposés au commerce de la fourrure, à l’expérimentation animale, à l’élevage intensif, à la chasse à courre, à la corrida et au dimanche chassé. Pour la présidente de One Voice, Muriel Arnal, que ce soit « sur la chasse, la tauromachie, les cirques ou les maltraitances, la législation française et son application sont très en retard par rapport au reste de l’Europe. Donc, ceux qui aiment les animaux veulent s’impliquer. » La crise liée au Covid-19 a fait réfléchir sur l’élevage intensif. Donné, aussi, un malheureux coup d’accélérateur aux abandons et maltraitances. « La pétition est devenue un mode d’action d’urgence, cette année, note Mme Kaplon, chez Mesopinions.com. Et puis, quand on a perdu foi en l’humain, on se raccroche aux petites bêtes. Les animaux sont plus consensuels que les éoliennes. Leurs droits sont les nouveaux droits de l’homme. »

Les pétitionnaires peuvent en témoigner. « J’ai reçu tellement d’appels de gens en pleurs… Souvent des femmes âgées. Elles me disaient que les animaux étaient leurs seuls compagnons, qu’elles ne supportaient plus de les voir souffrir, de ne pas être entendues »,rapporte Hélène Ballion, qui seconde son mari viticulteur, en Gironde, et présente volontiers comme son « troisième enfant » le cocker Harold. Il y a deux mois, elle a repéré une chatte réfugiée dans une bouche d’égout, lancé une pétition pour lui éviter la fourrière et récolté, éberluée, 51 300 appuis, un millier de commentaires, une famille d’adoption pour la minette. « Grâce aux pétitions, je ne suis plus seule dans mon coin, j’ai des contacts et un support pour démarcher les journaux locaux. » La blonde quinquagénaire a vite pris le coup : « Si un article paraît, à la mairie, ils auront honte de ne pas stériliser les chats… »

« SI, EN VINGT ANS, LES DEUX TIERS DES CIRQUES ONT RENONCÉ AUX ANIMAUX SAUVAGES, C’EST GRÂCE AUX MULTIPLES PÉTITIONS QUI ONT PROVOQUÉ LA DÉSAFFECTION DU PUBLIC », TRANCHE MURIEL ARNAL, PRÉSIDENTE DE ONE VOICE

Des tempéraments, que ces pétitionnaires ! Femmes, pour la plupart, autour de la cinquantaine. Des justicières tenaces, grisées comme des ados sur réseaux sociaux par le compteur des soutiens qui s’emballe. Figure du « milieu », Gabrielle Paillot, par exemple, ne confie pas son âge, plus aisément le nombre de ses pétitions (61) et de leurs signataires (5 millions). « C’est valorisant, faut reconnaître… », lâche l’ex-professeure de français qui vit dans l’Aisne. En mai 2016, un chien est balancé du troisième étage, à Laon. « Une telle cruauté… Je me suis demandé comment faire entendre sa voix. J’ai repéré la rubrique “Animaux” sur Mesopinions.com. » Résultat : 57 000 signatures. Pourtant, le propriétaire n’écope que de 135 euros d’amende.

Gabrielle, au regard brun rehaussé de noir, s’est trouvé une mission : « Obtenir que les actes de cruauté envers les animaux soient considérés comme un crime dans le code pénal. » Ses pétitions en (lourde) pièce jointe, elle contacte les parquets, s’enquiert des dates d’audience, écrit à Emmanuel Macron, qui n’a pas intérêt à se contenter d’une réponse type, s’entretient avec le député Dombreval ou le chef de cabinet de la ministre de la transition écologique : « Sur la chasse à courre, il m’a dit que je pouvais compter sur Barbara Pompili, que cette pratique ne correspondait plus à notre société… » Plutôt persévérante. « Normal quand on a grandi avec une mère seule et quatre sœurs en cité HLM… Mon but, c’est de gagner. J’ai déjà engrangé des victoires sur des cas particuliers. Deux ans ferme et interdiction définitive de détenir un animal, en 2018, pour un chien roué de coups et défenestré. »

La victoire, justement, est-elle souvent à portée de souris ? Les pétitions informent, sensibilisent, jaugent l’état de l’opinion, donc accroissent la pression sur les politiques. « Elles diffusent un bruit de fond et me facilitent la vie de parlementaire engagé sur des questions méprisées », confie Loïc Dombreval. Il est le rapporteur de la proposition de loi contre la maltraitance animale qui devrait être adoptée dans l’année : renforcement des sanctions en cas de sévices, encadrement des ventes de chiots et chatons, interdiction des animaux sauvages dans les cirques itinérants, des delphinariums, des élevages de visons sous cinq ans… Autant de requêtes portées par d’énormes pétitions, désormais barrées du mot « Victoire ! », sur le Net.

Code civil amendé

Quant à évaluer leur influence réelle… « Si, en vingt ans, les deux tiers des cirques ont renoncé aux animaux sauvages, c’est grâce aux multiples pétitions qui ont provoqué la désaffection du public. La future loi, elle, est bancale puisqu’elle exempte les cirques sédentarisés », tranche Muriel Arnal. A la Fondation 30 Millions d’amis, Reha Hutin-Kutlu rappelle qu’en 2015 le million de signatures remis à la garde des sceaux, Christiane Taubira, l’a convaincue d’amender le code civil : de « bien meuble », l’animal s’est mué en « être vivant doué de sensibilité ». En 2020, les pétitions ont encore joué en faveur de la réouverture aux adoptants des refuges, puis des aides d’urgence attribuées à ces derniers. Les porcelets qui échapperont bientôt à la castration à vif remercient l’association Welfarm et sa pétition à 203 000 signatures.

« Il est faux de penser que le “clictivisme” [le militantisme du clic] ne sert à rien, assure-t-on chez Change.org. Avec les réseaux sociaux et les médias, une synergie se crée, le sujet devient politique. » Vidéo choc, pétition monstre, presse… jusqu’à fermeture de l’abattoir ou renoncements aux œufs de poules en cage : l’association L214 maîtrise l’art du cercle vertueux. Et la génération Greta Thunberg arrive en renfort. A 17 ans, Baptiste Dogliani, élevé avec chat, oiseaux et reptiles à Marseille, revendique déjà sept pétitions, 360 000 signatures et une « impression de faire », depuis sa révolte initiale contre la ferme à crocodiles du groupe LVMH. « Pourquoi cette souffrance, alors qu’on peut s’en passer ? » Une initiation politique de jeune clictiviste.

Par Pascale Krémer
Le Monde
27 février 20021