Face à l’augmentation constante du nombre d’admissions, les soigneurs du refuge Athénas se démènent pour remettre sur pied les animaux blessés et sensibiliser à la protection de la faune sauvage, malgré le manque de moyens.
C’est l’odeur qui vous cueille en premier quand vous passez la porte du local du centre Athénas. Une odeur âcre, relevée d’une pointe de javel. Puis c’est le bruit, une sonnerie de téléphone incessante, le robinet qui remplit des seaux, les seaux qui se vident dans l’évier, le pschitt qui désinfecte tout, les portes qui s’ouvrent et se ferment. Ça ne dérange plus Alice. Après six mois de volontariat, elle soulève un renard hors de sa cage d’une poigne experte, le visage concentré. «Pose sa tête de ce côté, on va enlever l’attelle» la guide Manon, recrutée par l’association à temps plein l’année dernière. Le renard lui, est arrivé il y a trois jours suite à une collision avec une voiture, la patte brisée. Pendant que l’une lui couvre la tête pour le calmer, l’autre défait le bandage.
Dans ce centre de sauvegarde de la faune sauvage, 99 % des animaux recueillis blessés l’ont été par des causes anthropiques. Par les voitures, trains et tracteurs, par les lignes électriques, les animaux domestiques, les tondeuses à gazons, les vitres et cheminées des maisons, le braconnage. Par l’homme. «Le grand nombre d’accidentés peut donner l’impression qu’ils prospèrent, mais ce n’est que le signe de notre emprise croissante sur les milieux naturels, sur leurs territoires», commente Gilles Moyne, qui dirige le centre en tant que cofondateur de l’association.
Grenouille endormie et couleuvre blessée
Manon nettoie la plaie du renard avec des gestes précis. «Cela peut être tentant de le câliner, le caresser, mais chacun de nos gestes est un stress supplémentaire pour lui. Alors on fait vite !» explique la soigneuse. Elle énumère ses actes à voix haute, fait la liste des traitements à appliquer jusqu’au prochain check-up. L’urine de l’animal apeuré dégouline sur la table, puis sur le sol, vite absorbée par une feuille d’essuie-tout donnée par Lorane, téléphone collé dans le creux de l’épaule pour avoir les mains libres. «A cette période de l’année, les chevreuils sont sevrés donc ne vous inquiétez pas. Par contre est-il blessé ? Vous avez vu du sang ?» La cheffe d’équipe oriente une habitante de la région, paniquée d’avoir trouvé le petit mammifère prostré dans son jardin, en sachant les chasseurs non loin. Les deux conversations se mêlent, dans cette pièce d’à peine plus de vingt mètres carrés, où s’activent du matin au soir une petite dizaine de personnes.
Le centre Athénas a ouvert en 1987, sur la commune de L’Etoile, au milieu du Jura, tout en haut d’une route bordée de champs et de forêts. Les premières années, le refuge accueillait quelques centaines d’animaux par an. «Notre activité a été multipliée par dix depuis», explique Gilles, présent depuis le début. «Aujourd’hui, il y a en moyenne 250 pensionnaires chaque jour, plus de 300 durant l’été.» Avec un total de 4 157 admissions au 2 novembre, l’équipe s’attend à passer les 4 300 d’ici la fin de l’année, soit 25 % de plus que l’an passé. «Mais nos locaux principaux – 60m2 où on gère tout à la fois – n’ont pas bougé, faute de moyens», souffle-t-il.
Alors, dans la pièce accolée à la petite salle principale, les box s’empilent jusqu’au plafond. Dans chacun se trouve un animal, plongé dans le noir pour apaiser l’angoisse d’entendre caqueter et couiner tout autour de lui. Ici, un grand-duc avec l’aile emmaillotée pour une épaule luxée. Là, une couleuvre avec un strap autour de la tête, pour réparer une mâchoire fracturée. Puis des rongeurs, des rapaces, quelques chauves-souris, une armée de hérissons et une grenouille endormie dans son tupperware de mousse. Certains resteront quelques jours, juste le temps de s’assurer que c’était une fausse alerte, ou de soigner un petit bobo. D’autres plusieurs semaines, avec des risques qu’ils ne s’en sortent pas. «On accepte tous les animaux sauvages, sans distinction», précise Gilles en chuchotant. «Si on refuse de soigner un pigeon, peut-être qu’ensuite la personne hésitera à nous appeler, y compris pour sauver une espèce en voie de disparition.»
Le message est passé. A peine raccroché, le téléphone tinte à nouveau. A peine un animal rétabli, qu’il faut passer au patient suivant. «Ça s’est particulièrement accéléré depuis le premier confinement. Bloqués dans un rayon de 10 km, les gens ont passé plus de temps dans leur jardin ou en forêt, et ont redécouvert la nature à côté de chez eux. On peut ajouter à cela une prise de conscience écologique, et depuis, on ne désemplit pas», raconte Lorane, numéro 2 du centre depuis 2012. Elle et Gilles ont un certificat de capacité pour entretien d’animaux non domestiques, délivré par le préfet après avis de la commission départementale de la nature, des paysages et des sites dans la formation «faune sauvage captive». L’équivalent d’un diplôme d’infirmiers, selon eux, qui leur permet de gérer la plupart des urgences. «Pour les cas plus graves et les radios, on est en contact quotidien avec le vétérinaire du village», rassure le couple.
Des stars des réseaux pour sensibiliser
Ces dernières années, l’accueil d’animaux saisis par la justice auprès de détenteurs illégaux s’est ajouté aux missions de l’association. «Récemment, on a ajouté la lutte contre le trafic d’espèces à l’objet statutaire de notre association, parce qu’on ne veut pas se contenter d’être des garde-meubles d’êtres vivants, mais alerter les gens sur ce commerce destructeur. Leur dire que pour un animal sauvage acheté, c’est dix de capturés dans leur milieu naturel et neuf morts en route», décrit Gilles. «On est plus qu’un centre de soin, on s’intéresse aux décisions politiques, aux causes et conséquences des activités humaines sur la biodiversité, on essaye d’agir en amont, de faire du suivi après, surtout concernant les lynx.»
Le centre Athénas est le seul établissement pouvant les prendre en charge en France. Sur 70 recueillis, la majorité en piteux état, l’équipe a remis sur pied et relâché 22 individus, équipés d’un GPS pour aider à actualiser les données scientifiques sur la population française du lynx boréal. Les autres n’ont pas survécu à leurs blessures. L’association lutte pour démontrer la réalité du braconnage dont ils sont victimes. Avec une formation initiale en communication, le militant de la cause animale a très vite pris conscience qu’une présence sur les réseaux sociaux était indispensable pour avoir du soutien et n’hésite pas à utiliser la photogénie des grands félins pour informer sur leur condition.
Pour ses campagnes de sensibilisation, le centre s’associe même avec des stars médiatiques. Le mois dernier, les youtubeuses Natoo et Enjoy Phoenix sont passées l’une après l’autre avec leurs équipes de tournage, dans le cadre d’une campagne pour la sauvegarde de la biodiversité gérée par le collectif On Est Prêts. Fin octobre, Gilles faisait un «live Instagram» avec le journaliste Hugo Clément, rencontré lors du tournage à L’Etoile, pour son émission Sur le front. En plus de ces partenariats, des posts réguliers sur leurs pages Instagram et Facebook informent les abonnés sur les actions et actualités du centre, et les invitent à s’engager.
Avec succès : l’association compte désormais 1 600 adhérents, répartis dans une dizaine de pays. Elle s’appuie aussi sur un réseau de 250 bénévoles, «formés aux premiers soins et nommés mandataires de notre dérogation de transport», qui se chargent désormais de l’acheminement jusqu’aux centres des animaux signalés par des particuliers sur les 11 départements alentour. Deux cagnottes successives ont permis de récupérer une somme suffisante – 78 000 euros – pour solliciter des partenaires privés et envisager, enfin, de construire une nouvelle infirmerie courant 2022.
L’heure du bain pour les tortues
Pour gérer toutes ces tâches, l’équipe s’est agrandie : elle compte désormais trois CDI et quatre places en service civique, pour lesquelles le centre reçoit des centaines de candidatures enthousiastes. Mais la cadence reste soutenue, tout le monde est multitâches. Nourrir les rapaces dans les volières extérieures. Soigner des plaies sanguinolentes. Mixer les pâtés et les vitamines, biberonner les mammifères. Les peser un par un. Changer les cartons, nettoyer les cages, jeter le foin souillé. Donner leur bain aux 70 tortues, qui se préparent à l’hibernation. «Ce n’est pas, et ne sera jamais un animal domestique», martèle Gilles à leur propos. «Nous allons les laisser passer l’hiver ici, puis nous avons déjà établi un partenariat avec la Soptom, l’association en charge du village des tortues de Gonfaron, pour qu’ils les récupèrent au printemps.»
Car évidemment, tous les animaux de passage au centre Athénas sont voués à retrouver la liberté, dès que possible et dans les meilleures conditions. Ce jour-là, une buse variable est prête à repartir dans la nature, sous un soleil d’automne plein de bonnes augures. Julie, dernière arrivée dans l’équipe, aura l’honneur de la délivrer. Depuis la plaine attenante au terrain du centre, le bras levé vers le ciel, elle dégage les ailes du rapace qui s’envole aussitôt que la main lâche les serres. Sans se retourner. Pas de rancune mais un grand sourire sur le visage de la volontaire : «C’est exactement l’objectif, les voir retourner à la vie sauvage. Et la plus belle récompense de notre travail.»
Libération / Mathilde Roche et photos Claire Jachymiak. Hans Lucas
photo : L’Etoile (Jura), le 19 octobre 2021. Centre Athenas, refuge et centre de soins pour animaux sauvages. Soin d’une buse variable. (Claire Jachymiak/Hans Lucas pour Libération)