Dans le nord de la Norvège, on achève bien les rennes

Au prétexte que l’animal en surpopulation détruit la toundra, Oslo a ordonné une vaste campagne d’abattage. Un éleveur autochtone a saisi l’ONU.

Le soleil dépasse à peine l’horizon en cette fin de mois de décembre dans le comté de Finnmark, dans le nord-est de la Norvège. L’éleveur de rennes Jovsset Ante Sara enfourche sans relâche son scooter des neiges pour diriger ses 300 bestiaux au long de leur migration jusqu’au «Vinterland», leur zone de pâturage d’hiver. Le conte de Noël s’arrête là : d’ici à la fin de l’année, les trois quarts de son troupeau doivent être exécutés sur ordre du gouvernement. Jovsset Ante Sara fait partie des 80 000 à 100 000 Samis qui forment le dernier peuple autochtone d’Europe et sont dispersés dans les zones septentrionales finlandaises, norvégiennes, suédoises et russes. Seuls 10 % d’entre eux sont encore éleveurs de rennes, et la plupart vivent en Norvège, où cette pratique ancestrale leur est exclusivement réservée. En 2013, 231 éleveurs norvégiens ont, comme Jovsset Ante Sara, reçu l’ordre de réduire leurs troupeaux.

«Néocolonisation»

Le gouvernement de centre droit justifie sa décision par des arguments environnementaux : la surpopulation de rennes entraînerait petit à petit la destruction de la toundra. «L’objectif est d’obtenir un élevage de rennes viable, que les éleveurs puissent préserver leur culture et améliorer leur économie», assure le porte-parole de l’Autorité norvégienne de l’agriculture, Asbjørn Kulseng.

Pourtant, si Jovsset Ante Sara ne gardait que 75 de ses rennes, comme l’Etat l’exige, son élevage ne serait plus rentable. Pour lui comme pour son entourage, l’argument du gouvernement est insupportable. «Ils continuent de nous dire qu’ils savent mieux que nous ce qui est bon pour nous», déplore sa sœur, Maret Anne Sara. Cette artiste a notamment empilé 200 têtes de rennes ensanglantées devant un tribunal du comté pour dénoncer ce qu’elle appelle la «néocolonisation» pratiquée par le gouvernement norvégien. «Encore aujourd’hui, on nous empêche de pratiquer notre culture», affirme-t-elle en référence à un siècle de «norvégianisation» des Samis (politique visant à inciter les populations autochtones à adopter la langue et la culture du pays, commencée à la fin du XIXe siècle), à qui il était notamment interdit d’enseigner leur propre langue jusqu’au début des années 80.

Pour l’instant, son frère refuse de se soumettre à la demande du gouvernement. A 23 ans, il est devenu le premier éleveur sami à faire un procès à l’Etat norvégien. Le tribunal de district et la cour d’appel ont jugé unanimement en sa faveur et assuré, respectivement, que le gouvernement enfreignait le droit de l’éleveur à la propriété et à exercer sa propre culture. Mais la Cour suprême a donné raison au gouvernement en décembre 2017. Jovsset Ante Sara a depuis porté l’affaire devant le Comité des droits de l’homme des Nations unies, qui n’a pas encore donné son avis. Cela n’a pas empêché le gouvernement de lui envoyer une missive fin novembre le menaçant d’amendes à hauteur de 1 700 euros par mois, voire d’une exécution forcée de ses rennes à partir du 1er janvier.

Du reste, si les Nations unies donnent un avis favorable à l’éleveur, rien n’assure que le gouvernement le respectera. Dans un cas similaire, la Norvège a annoncé le 21 décembre continuer la construction d’un parc éolien sur des terres d’élevage de rennes, malgré une demande du Comité de l’ONU pour l’élimination de la discrimination raciale de suspendre le projet afin d’examiner son impact sur les populations autochtones.

De nombreux experts environnementaux dénoncent la duplicité du gouvernement : «Les arguments écologiques ne les intéressent pas dans d’autres cas, mais pour limiter le nombre de rennes, là oui»,ironise Geir Jorgensen, secrétaire régionale de la plus grande organisation environnementale norvégienne, Norges Naturvernforbund. La Norvège continue en effet à donner des permis d’exploitation de gaz et de pétrole dans l’Arctique. D’autres projets ont des conséquences plus directes sur Jovsset Ante Sara. La route de transhumance printanière de ses rennes croise par exemple un projet de mine de cuivre qui déverserait ses déchets toxiques dans le fjord voisin. La mine a obtenu tous les permis nécessaires et attend le feu vert du gouvernement.

Costume

«L’élevage des rennes est vu comme un obstacle à d’autres usages du terrain, comme les mines, les champs d’éoliennes ou le tourisme»,

résume Tor A. Benjaminsen, professeur norvégien en écologie politique, qui a étudié la question pendant quatre ans en coopération avec des chercheurs samis. Selon lui, l’argument de l’impact de la surpopulation des rennes sur la toundra n’est pas fondé : «Nous n’avons trouvé aucune preuve, et nos recherches montrent plutôt le contraire.» Il déplore des mesures satellitaires imprécises qui ne prennent pas en compte le changement climatique, et une sélection très contrôlée des éleveurs de rennes autorisés à participer aux études gouvernementales.

«Les conséquences pourraient être graves pour Jovsset Ante Sara, mais aussi pour la relation entre l’Etat et les Samis», relève Torgeir Knag Fylkesnes. Ce député du Parti socialiste de gauche est à l’origine d’une proposition examinée le 11 décembre au Parlement afin de forcer l’exécutif à attendre l’avis de l’ONU. Maret Anne Sara s’y est rendue pour remettre aux députés une pétition signée par 5 000 personnes. Elle avait revêtu le costume traditionnel sami, à l’envers, en signe de protestation. En vain. Les députés ont voté en soutien du gouvernement.

Lou Marillier/Libération 27 décembre

Lou Marillier

 

photoEn Norvège, l’élevage de rennes est réservé aux Samis, un peuple autochtone d’Europe du Nord. Photo Uig via Getty Images