Un projet de sanctuaire naturel suscite l’opposition parmi les éleveurs, agriculteurs et chasseurs.
Au-dessus de la route, c’est la réserve, et en dessous, ce sont mes terres. « Et là, ce sont les prairies que je fauchais ». Valéry Vassal, 42 ans, désigne une combe verdoyante du massif du Vercors. Cet éleveur a repris en 2001 la ferme familiale à Léoncel, un village drômois d’une cinquantaine d’habitants. Mais, depuis près d’un an, il doit compter avec un nouveau voisin : en novembre 2019, l’Association pour la protection des animaux sauvages (Aspas) a racheté 500 hectares pour en faire une réserve en libre évolution, où la faune et la !ore pourront se développer sans aucune intervention humaine. Un projet qui suscite l’opposition d’une partie des agriculteurs, éleveurs et chasseurs de la région et qui cristallise les tensions entre deux visions de la ruralité. Au point qu’une manifestation a été organisée en août pour dire « non au ré-ensauvagement ».
Avec l’ancien propriétaire du site acquis par l’Aspas, Valéry Vassal avait un accord oral pour pouvoir faucher 30 hectares de prairie. « Ce foin me permettait de sécuriser mon élevage, explique-t-il. Maintenant, je vais devoir courir en bas pour acheter du fourrage : aller chercher une centaine de bottes à Valence, c’est cinq ou six heures de tracteur, et je fais monter la demande et donc les prix. »
Une barrière, sur laquelle un panneau signale les activités interdites à l’intérieur du sanctuaire, clôt une partie de la réserve de l’Aspas. A peine passé ce portail s’égaient une biche, un cerf, des daims. Ce secteur du site de Valfanjouse était auparavant une réserve de chasse, où les animaux étaient nourris et entretenus. Un peu plus bas, une compagnie de sangliers profite de l’un des points d’eau. « Les animaux se trempent dans la boue puis se frottent aux arbres, raconte Madline Rubin, directrice de l’association depuis quinze ans. A force, l’écorce se décolle. Les parasites vont pouvoir entrer dans l’arbre, qui va ensuite mourir. Mais quand on a des arbres morts, ici, on est content ! Cela fait venir des insectes, des champignons… Il est temps de laisser vieillir les arbres. »
Valfanjouse est la quatrième réserve de vie sauvage créée par l’Aspas. Depuis 2010, cette association acquiert des terrains qui sont ensuite laissés en libre évolution : toute activité humaine y est proscrite, à l’exception des « balades contemplatives ». Ce niveau de protection est parmi les plus élevés en France, où moins de 2 % du territoire est placé sous statut de protection forte. Les changements d’usage des terres et la dégradation des habitats constituent la principale pression pour les écosystèmes.
« La faune et la flore en paix »
Pour acquérir ce site, l’Aspas a fait appel à un « nancement participatif. Les dons de plus de 11 000 personnes et un appel lancé par le journaliste Hugo Clément – également à l’origine du projet de référendum d’initiative partagée (RIP) sur la cause animale – ont permis de réunir 2,35 millions d’euros. « Ce projet représentait un levier possible pour tous ceux qui ne savent plus quoi faire pour protéger la biodiversité, estime Madline Rubin. Là, c’est concret : vous donnez 30 euros et on achète 200 mètres carrés d’un endroit où on va laisser en paix la faune et la flore. »
A une vingtaine de kilomètres de la réserve, Alain Baudouin, un éleveur de 55 ans, dont une trentaine d’années dans le Vercors, ne comprend pas. Pourquoi créer un sanctuaire ici ? Pourquoi ne pas faire con »ance aux « autochtones » pour protéger ces espaces ? « Pendant 50 000 ans, les aborigènes d’Australie ont vécu en symbiose avec la nature, dit-il. Puis ils ont subi les décisions de gens venus d’ailleurs. Dans le Vercors, le pastoralisme existe depuis plus de 7 000 ans. Nous avons su nous adapter aux hommes, aux maladies et aux virus, tout en nourrissant la population et en favorisant cette biodiversité, puisque c’est le mot à la mode. Aujourd’hui, la société fait la même chose aux ruraux, aux bergers et aux éleveurs de montagne que ce que les colons ont fait en Australie. »
Alain Baudouin garde des brebis depuis l’âge de 7 ans. A Combovin, il a aujourd’hui un troupeau de 300 bêtes. Il en a réduit la taille ces dernières années pour s’adapter à la sécheresse – il ne pouvait plus nourrir davantage d’animaux. Il assure n’avoir jamais utilisé ni engrais chimique ni pesticide et pratique la vente directe. Valéry Vassal, lui, produit 250 000 litres de lait bio par an, qu’il vend à une coopérative du Vercors. Deux hectares par vache, jamais de désherbant ni de labour, des haies et des bosquets dans ses prairies… « Ce qui me fait râler, c’est qu’on n’arrive pas à récupérer ces terres pour l’agriculture, explique-t-il. J’aurais bien aimé racheter une partie du bois : un agriculteur qui fait du bois de chauffage, il gagne sa vie avec ça. Ce combat, c’est pour mes trois enfants. Qui va rester vivre dans le Vercors ? »
Pour ces éleveurs, l’Aspas se trompe de combat. Pourquoi acheter des sites du Vercors et non pas des friches industrielles pour empêcher davantage d’arti »cialisation des terres ou d’étalement urbain ?
Un problème d’ordre culturel
Le 21 août, la manifestation organisée par plusieurs syndicats d’éleveurs, d’agriculteurs et de chasseurs a réuni près d’un millier de personnes à Crest pour dénoncer la création de réserves « qui mettent en danger les activités sociales, culturelles et économiques des territoires ruraux ».
En novembre 2019, la Société d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer) s’était aussi opposée à un autre projet d’acquisition de l’Aspas à Vesc, toujours dans la Drôme. Le terrain visé a « nalement été racheté par une collectivité locale, avec des subventions départementales et régionales. « Ces réserves, c’est comme faire des réserves d’Indiens avant que tout disparaisse, alors que l’enjeu est de changer la manière dont on vit dans les villes autant que dans les campagnes », s’inquiète Bruno Graillat, le président de la Coordination rurale 26.
A l’Aspas, on assume le fait de créer des réserves sur des sites déjà riches en biodiversité. « On protège la nature avant qu’elle ne soit détruite, les arbres sur pied avant qu’ils ne soient coupés, les terres avant qu’elles ne soient rincées par l’exploitation », arme Madline Rubin. L’association cherche désormais à monter des partenariats avec des organismes scienti »ques pour appuyer son argumentaire sur les bienfaits de la libre évolution. L’objectif est ensuite que le modèle fasse tache d’huile. « On ne veut pas faire de dualisme avec la nature d’un côté et les hommes de l’autre, précise la directrice de l’association. Ces réserves n’ont un sens que si elles sont entourées d’autres projets qui remplissent nos besoins de société. »
Certains, comme Sébastien Blache, croient en ce type de projets. Cet agriculteur en polyculture de Montélier prône un rapprochement entre faune sauvage et domestique et voit, dans les oppositions actuelles, un problème avant tout d’ordre culturel. Chez d’autres, le manque de dialogue avec l’Aspas suscite surtout du ressentiment, quand il n’alimente pas les craintes et les rumeurs.
« Ils arrivent avec leur pognon et disent “écartez-vous, c’est nous qui allons sauver la nature”, regrette Frédéric Gontard, le président de la Fédération départementale ovine. On est d’accord sur le principe de protéger ces espaces, mais pourquoi ne viennent-ils pas voir les habitants, les maires ? » Rémi Gandy, le président de la Fédération des chasseurs de la Drôme, a proposé que ses adhérents participent à la surveillance des douze kilomètres de clôture de la réserve. Une ore restée sans réponse. « Pourquoi ne veulent-ils pas nous rencontrer ?, déplore-t-il. On ne se parle que par médias interposés. »
Madline Rubin admet que l’association a, jusqu’ici, travaillé « dans son coin », à l’écart des acteurs locaux. Pour de futurs projets, elle agira sans doute diéremment, même si une certaine discrétion reste nécessaire pour « verrouiller » les compromis de vente. « On a toujours été dans une posture de combat donc on est un peu en mode bulldozer, justifie-t-elle. Mais on ne s’attaque pas aux pratiques qui sont respectueuses de la nature. Nos réserves ne représentent que 0,1 % du territoire de la Drôme et c’est nous les radicaux ? C’est un terrain privé, on ne fait rien d’illégal ! »
« Ré-ensauvagement subi »
« La paysannerie de montagne a subi du fait de la déprise rurale une perte des terres et des cultures paysannes, visible dans les villages par le retour des fronts forestiers sur des terres anciennement cultivées : c’est vécu comme un ré-ensauvagement subi, observe le philosophe et naturaliste Baptiste Morizot, qui vit dans le Vercors et vient de publier un livre sur le sujet, « Raviver les braises du vivant » (Actes Sud, 208 pages, 20 euros).Cela crée un désaccord avec les protecteurs de la nature qui veulent “réensauvager” positivement, au sens de favoriser le retour d’une vie sauvage qu’on a abîmée pendant longtemps. »
Parmi les sujets de crispation « figure le sort réservé aux animaux de la réserve. Avec le terrain, l’Aspas a en eet acheté les quelque deux cents bêtes qui y vivaient : des sangliers, des cerfs élaphes, mais aussi des cerfs sikas et des daims, deux espèces qui ne sont pas endémiques et ne peuvent donc pas être relâchées dans la nature.
Aujourd’hui, l’association est à la recherche de parcs qui pourraient en accueillir certaines. Elle prévoit aussi plusieurs campagnes de stérilisation, des tests génétiques pour distinguer les cerfs locaux des cerfs sikas ou hybrides, ainsi que la création de sous-enclos a »n de pouvoir, à terme, faire tomber les clôtures de la réserve. Des pistes qui ne convainquent pas tous les acteurs. « De telles campagnes de stérilisation, c’est extrêmement compliqué », arme Franck Reynier, le président de l’association Iloupdev, qui milite en faveur d’une régulation du développement du loup pour préserver les élevages.
Il faudra en tout cas encore longtemps avant que cette partie du site soit une vraie réserve de vie sauvage.
« Ici, ce serait bien un coin à aurochs, observe Madline Rubin. Mais les mentalités ne sont pas prêtes. Il faut déjà qu’on travaille à l’acceptabilité de la libre évolution. »
Le Monde/9 octobre
Photo : la réserve de l’ASPAS, Perrine Mouterdre