D’un geste rapide, Mathieu Molières fauche avec un grand filet l’espace devant lui. Puis il observe le fruit de sa récolte aérienne, sortant délicatement les papillons pris au piège. Chargé du suivi des lépidoptères de montagne, dont le magnifique apollon, objet de sa sollicitude, l’homme consigne précisément le fruit de sa moisson.
Mathieu Molières travaille pour l’association Cistude Nature, basée dans la commune du Haillan, non loin de Bordeaux, dans le cadre d’un projet baptisé « Sentinelles du climat », mis en place en 2016 pour une durée de six ans. Ce programme doit permettre d’observer les conséquences du changement climatique dans différents écosystèmes sensibles de la région Nouvelle-Aquitaine, landes humides, hêtraies de plaine, dunes littorales, pelouses et rocailles de montagne… au travers du suivi régulier d’une dizaine d’« espèces sentinelles » : lézard ocellé, grenouille des Pyrénées, apollon, azuré des mouillères (un autre papillon), marmotte… « Nous avons choisi des espèces à mobilité réduite, qui ne pouvaient pas changer de lieux de vie pour fuir les conséquences du réchauffement », explique le naturaliste.
L’apollon se fait rare
Après une heure de montée, nous sommes à quelque 1 700 mètres d’altitude, dans le vallon d’Arrious, non loin de Laruns (Pyrénées-Atlantiques). Sous ses aspects de balade champêtre et ludique, le travail du spécialiste en papillons et libellules obéit à un protocole scientifique précis. Pour le suivi d’apollon, dix sites, dont Arrious, ont été choisis et sont visités quatre fois dans l’année, entre juin et septembre.
Deux méthodes sont retenues, l’une consistant en un temps d’observation en des endroits déterminés, les mêmes à chaque visite. A chaque fois, Mathieu Molières s’arrête cinq minutes et compte tous les apollons qu’il aperçoit dans un rayon de cinquante mètres. Les lieux sont choisis en fonction de la présence abondante de plantes nourricières, particulièrement appréciées par ces papillons, comme les cirses, des chardons aux fleurs violettes. Parnassius apollo, qui peut atteindre 7 cm d’envergure, aux grandes ailes blanches ornées de noir et de rouge, plane comme les oiseaux et peut parcourir jusqu’à 15 km.
« Il est menacé par le réchauffement climatique, car quand les hivers sont trop doux, le papillon, qui a une durée de vie de deux à quatre semaines, risque de sortir dès février-mars, et ne trouve pas alors les plantes qui lui sont nécessaires,
ajoute Mathieu Molières. Isolé, il peut alors vivre sa vie sans se reproduire. Le changement climatique va trop vite pour qu’une espèce ait le temps de s’adapter. En quelques dizaines d’années, beaucoup ne vont pas survivre. » Les températures clémentes entraînent aussi une multiplication des parasites.
L’autre technique d’observation des insectes consiste à marcher entre deux points précis, en suivant une ligne imaginaire de 200 mètres. Ce « transect », ainsi que la manœuvre est appelée, permet l’observation dans un cube virtuel de tous les cortèges de papillons, quelle qu’en soit l’espèce. Le bilan de l’une des dernières missions d’observation est inquiétant. Sur les deux transects effectués, vingt-trois papillons de treize espèces différentes ont été comptabilisés, mais pas d’apollons.
« La population d’apollons est en chute, sur certains sites il n’y en a quasiment plus alors qu’ils étaient très nombreux les années précédentes », constate Mathieu Molières. Les altitudes minimales auxquelles les populations sont observées augmentent, de 600 mètres à plus de 1 200 mètres dans certaines régions. L’espèce doit s’élever toujours plus haut et certains sites où cette migration est impossible ont vu leur population d’apollons s’effondrer, voire disparaître après des hivers chauds, comme dans les Causses du Sud. Les effets du changement climatique sur ces espèces sentinelles sont très rapides, car visibles en à peine trois ans, alors que le calendrier d’observation mis au point par Cistude Nature doit en durer six.
Les marmottes ont chaud
Ce programme, porté par une association de protection de la nature, a été mis au point par le CNRS, les universités de Bordeaux-Montaigne et de Pau, ainsi que de nombreux experts naturalistes de divers conservatoires. Il est financé par le fonds européen Feder, la région Nouvelle-Aquitaine et les départements de Gironde et des Pyrénées-Atlantiques. Selon un rapport d’Acclima Terra, un comité régional consacré au changement climatique, la Nouvelle-Aquitaine est l’une des régions de France où il aura le plus d’impact. « Force est de constater un manque de données globales à l’échelle régionale sur les façons dont la biodiversité s’adapte », précise Carine Lecœur, chargée de la communication de Cistude Nature.
D’où le choix des sentinelles et l’observation de leur évolution année après année. Outre les papillons, les marmottes font également l’objet d’un suivi. Le site d’Ayous, à 2 100 mètres d’altitude, est cerné par de hauts pics. Là résident une quinzaine de familles de marmottes. Trois d’entre elles font partie du programme de suivi, évoluant à des altitudes différentes : 1 700 à 1 800 mètres, 1 800 à 1900, et 2 000 à 2 100 mètres. Une famille peut compter jusqu’à une dizaine d’individus, et il n’est pas rare d’observer une colonie qui, elle, regroupe jusqu’à deux ou trois familles. Les marmottes vivent dans un rayon d’un kilomètre.
Pour cette espèce, le temps d’observation, réalisée au moyen de puissantes jumelles par Emilie Loutfi, naturaliste membre de Cistude Nature, dure de quarante à cinquante minutes. « Le but premier est de compter les individus et suivre les plus jeunes, sachant qu’ils sont nés autour de la mi-juillet, commente la spécialiste des marmottes. Je dois réaliser jusqu’à trois passages par terrier, car l’objectif est d’apercevoir au moins deux fois chaque jeune. »
Sur les quinze familles résidant dans la vallée d’Ossau, 33 jeunes et 40 adultes ont été comptabilisés. En 2018, certaines familles n’ont eu aucun petit, alors que 2016 avait été une année faste. Selon Emilie Loutfi, s’il est encore trop tôt pour en tirer des conclusions, on peut déjà évaluer, comme pour l’apollon, certains effets du changement climatique. « La diminution de la reproduction fait partie des effets du réchauffement. Cela a déjà été documenté dans les Alpes, observe la spécialiste. Quand il y a moins de neige, moins d’isolation pour les terriers, il fait plus froid et les marmottes entament plus leur réserve de graisse. Elles ont alors moins d’énergie au moment du rut, au printemps, ce qui entraîne une moindre reproduction. »
La petite boule de poils, à peine visible à l’œil nu, à quelques centaines de mètres du poste d’observation, ne semble, elle, guère perturbée, toute à la surveillance de sa zone d’habitat. Loin d’imaginer qu’elle est une « sentinelle du climat » et que ses allées et venues font l’objet d’évaluations scientifiques, destinées aussi à préserver ses conditions de vie.
Rémi Barroux, envoyé spécial Pyrénées Atlantiques/Le Monde 2décembre
photo : Une femelle apollon. MATHIEU MOLIÈRES
photo : Une jeune marmotte dans les Pyrénées. T. RUYS