« Aujourd’hui, on fonce droit dans le mur si la croissance économique [repart comme avant la pandémie]. On nous annonce que 70 % des vertébrés ont disparu en une génération. Qu’est-ce qui va rester à nos gosses ? »François Ruffin, député La France insoumise de la Somme, est invité sur France Inter, le 2 décembre au matin. Pour illustrer l’ampleur de la crise environnementale, il choisit de mettre en avant un chiffre tiré du rapport « Planète vivante » du Fonds mondial pour la nature (WWF) publié quelques semaines plutôt. Une illustration parmi d’autres de la puissance de cet indicateur et de son impact sur l’opinion – mais aussi de la difficulté à l’interpréter.
Tous les deux ans, le WWF publie un rapport de référence qui témoigne de l’érosion de la biodiversité. La dernière édition de l’indice planète vivante (IPV), calculé par la Société zoologique de Londres et publié le 10 septembre, conclut que les populations mondiales de vertébrés – oiseaux, poissons, mammifères, amphibiens et reptiles – ont décliné en moyenne de 68 %entre 1970 et 2016. Ce chiffre peut laisser penser, à tort, que sept vertébrés sur dix se sont éteints, car la tendance moyenne de l’évolution de la taille des populations ne correspond pas à la moyenne du nombre d’animaux ayant disparu. Au-delà de ce biais possible, une étude récente publiée dans la revue Nature,le 18 novembre, remet en cause cet indicateur, en expliquant qu’il donne une vision catastrophiste de la situation.
Les chercheurs y affirment que le fait d’agréger des tendances démographiques disparates en un seul indicateur mondial peut « déformer l’image complète » et rappellent que le déclin extrême de certaines populations peut affecter de façon « disproportionnée » la moyenne globale. Ils ont fait le calcul à partir des données utilisées pour l’indice planète vivante 2018 : en supprimant 356 populations de vertébrés ayant connu une diminution particulièrement forte sur les 14 700 étudiées – soit seulement 2,4 % des populations –, la tendance moyenne n’est plus en forte baisse, mais en légère augmentation. La prise en compte de ces« clusters » (groupes) extrêmes « modifie fondamentalement l’interprétation des tendances mondiales des vertébrés », concluent-ils.
« Nous ne disons pas qu’il n’y a pas de problème substantiel concernant la biodiversité, précise aussitôt Brian Leung, principal auteur de l’article et professeur associé au département de biologie de l’université McGill au Canada. Mais je ne pense pas qu’il soit vrai que toutes les espèces déclinent partout. » « Cet article très important ne remet pas en cause le calcul de l’IPV mais montre que, derrière cette moyenne, il n’y a pas un effondrement de l’ensemble des vertébrés, mais plusieurs centaines d’espèces qui vont très mal », souligne aussi Paul Leadley, principal auteur du rapport de la Plate-forme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) de 2019 et professeur en écophysiologie végétale à l’université Paris-Saclay.
Quels que soient les efforts faits en termes de communication – le WWF n’a pas souhaité réagir –, l’indice planète vivante peut en effet laisser penser que ce déclin dramatique est généralisé. Ornithologue et biologiste de la conservation, Frédéric Jiguet travaille régulièrement à l’élaboration d’indicateurs, qu’il compare à des recettes de cuisine. « Les auteurs de Nature ont voulu montrer que l’IPV est hypersensible à certains ingrédients », estime ce professeur au Muséum national d’histoire naturelle de Paris.
En France, par exemple, les oiseaux vivant dans des milieux agricoles connaissent depuis trente ans un déclin catastrophique, mais les oiseaux communs se portent mieux qu’avant. Les alouettes et les linottes mélodieuses disparaissent, tandis que les populations de merles ou de pigeons ramiers augmentent. « Ça s’équilibre peut-être globalement, mais ce n’est pas forcément une bonne nouvelle : on perd des espèces rares et emblématiques qui sont remplacées par des espèces ayant moins de valeur pour la biodiversité, explique Frédéric Jiguet. Le fait qu’un petit nombre d’espèces diminue très fortement est aussi un message important. »
Présentation trompeuse
D’autres scientifiques mettent en garde contre la conclusion à laquelle parviennent les auteurs publiés dans Nature. « La façon dont l’article est présenté est assez trompeuse, juge Richard Gregory, spécialiste du suivi et des indicateurs de la biodiversité à la Société royale britannique pour la protection des oiseaux. Les chercheurs disent : si on enlève une toute petite proportion des populations, l’indice planète vivante devient stable ou positif. Mais quand on regarde dans le détail, ils n’en apportent pas vraiment la preuve. »
Chercheur à la Société zoologique de Londres, Robin Freeman, qui participe à l’IPV et a contribué à l’article de Nature, a publié un post de blog le 18 novembre. Il y explique qu’à partir du tout dernier jeu de données basé sur quelque 20 000 populations, il faudrait supprimer 5 % des populations – et non 2,4 % – pour obtenir une tendance stable et 10 % pour avoir une tendance positive. Retirer 10 % aux deux extrêmes révèle encore un déclin de 42 % depuis 1970. Et supprimer 1 % des populations en plus fort déclin « ne signifie pas que les 99 % restants se portent bien », écrit-il. « S’il n’y a pas de tendance moyenne globale pour ces espèces, cela masque une variation sous-jacente importante. »
« Une fois enlevé le cluster des populations en extinction rapide, les populations restantes sont agrégées dans un cluster unique, critique d’ailleurs Michel Loreau, directeur de recherche au centre de théorie et modélisation de la biodiversité du CNRS à Moulis (Ariège). Ce n’est que dans l’un des graphiques de l’étude que l’on voit que ce cluster n’est pas du tout homogène et qu’il y a un réel problème de déclin de nombreuses populations. »
Au-delà de ses conclusions, l’article de Nature souligne l’existence d’un débat entre scientifiques sur la façon de mesurer et de communiquer sur l’érosion de la biodiversité. « Des messages continuellement négatifs et culpabilisants peuvent provoquer le désespoir, le déni et l’inaction, écrivent ses auteurs. Si tout est en déclin partout, malgré l’extension des mesures de conservation au cours des dernières décennies, il serait facile de perdre espoir. Cela relève aussi de la psychologie humaine. »
Certains chercheurs se font-ils les porte-voix d’une forme de « biodiversité-scepticisme » dangereuse, comme le craint Michel Loreau ? Beaucoup redoutent en tout cas que l’étude publiée dans Nature ne serve à minimiser l’ampleur de l’érosion de la biodiversité. « Il y a une complexité inhérente à mesurer la biodiversité, car on peut parler de plein de choses différentes, l’abondance, le nombre d’espèces, au niveau global ou local,souligne Richard Gregory. Et chaque indicateur a ses limites. Malgré cela, je pense que l’indice planète vivante reste l’un des plus utiles. » Robin Freeman écrit lui aussi que l’IPV reste l’un des meilleurs indicateurs pour décrire l’état global de la nature, tel une sorte de baromètre de la santé des écosystèmes.
« Je m’inquiète du fait que cet article puisse être utilisé à mauvais escient car les politiques de conservation sont vraiment fondamentales, assure de son côté Brian Leung, l’un des auteurs de l’article. Mais je pense qu’il est important de faire passer un message plus nuancé. Encore une fois, nous ne disons pas qu’il n’y a pas de problème, mais plutôt qu’il faut identifier où les populations diminuent et où la situation s’améliore. » Selon l’étude de Nature, la région Indo-Pacifique et les amphibiens sont les plus sujets aux déclins extrêmes.