Depuis début février, des activistes de l’association de préservation des océans patrouillent dans le golfe de Gascogne pour mettre en lumière les captures accidentelles de cétacés. «Libération» a embarqué trois jours avec des militants prêts à tout pour préserver la biodiversité.
Oublier l’obscurité et la mer agitée. Chercher à tâtons la première marche de l’échelle instable qui pend contre le flanc du navire. Se cramponner aux cordes, descendre jusqu’au speed boat, sorte de gros canot pneumatique, chahuté par la houle. Tout est froid, noir et mouvant. Mais ici, personne ne laisse parler sa peur : on ne doit pas flipper si on veut sauver Flipper. Tandis que le speed boat s’élance dans la nuit, les activistes sont déjà concentrés sur leur objectif : l’Amazone, un bateau de pêche que l’ONG a choisi de «contrôler» au large de La Rochelle (Charente-Maritime).
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«Lors de précédentes campagnes, on a vu un peu de tout. Des pêcheurs nous ont craché dessus en disant qu’ils avaient le Covid, d’autres nous ont visés avec des fusées de détresse… Certains ont même amorcé des manœuvres d’intimidation dangereuses avec leurs bateaux.» — Fred, activiste de Sea Shepherd
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Cette mission inaugure la cinquième campagne «Dolphin Bycatch» menée par l’association de préservation des océans Sea Shepherd, dans le golfe de Gascogne. Depuis le 6 février, des militants passent leurs nuits en mer pour filmer les dauphins pris dans les filets des pêcheurs. Ces captures accidentelles, liées aux méthodes de pêche non sélectives, auraient entraîné la mort d’au moins 11 300 dauphins en 2019, selon les estimations de l’observatoire Pélagis, un institut placé sous la tutelle de l’université de La Rochelle et du CNRS. Pour Sea Shepherd, filmer ces captures, c’est éviter que ces cétacés protégés «meurent en vain».
«Un bon écolo est un écolo mort !»
Alors que les lumières de l’Amazone se détachent enfin dans la nuit, le speed boat s’annonce par radio : «Nous sommes Sea Shepherd et nous venons observer la remontée de vos filets.» Prompte réponse des pêcheurs : l’un d’eux ajuste son lance-pierre dès que les militants sont à portée de tir. Des munitions métalliques, peut-être des boulons, ricochent sur le speed boat. La radio se met à cracher insultes et menaces : «Vous nous cassez les couilles, bandes de chieurs !», «Va y avoir des blessés !», «Un bon écolo est un écolo mort !» Aucune riposte du côté des activistes. Fred, le pilote, raconte, très zen : «Lors de précédentes campagnes, on a vu un peu de tout. Des pêcheurs nous ont craché dessus en disant qu’ils avaient le Covid, d’autres nous ont visés avec des fusées de détresse… Certains ont même amorcé des manœuvres d’intimidation dangereuses avec leurs bateaux.»
Pendant plus de cinq heures, plantés dans le froid et l’humidité, les militants collés aux basques de l’Amazone filment la remontée des filets. Des filets qui n’en finissent plus d’émerger. «Les bateaux comme celui-ci déploient en mer des kilomètres de filets, qui créent un véritable labyrinthe vertical et quadrillent l’espace vital des poissons», explique Rodolphe, le caméraman. «Cet été, dans le Finistère sud, cinq dauphins ont été pris par un fileyeur en une seule journée. Et ce même bateau a remonté 49 requins bleus en cinq heures», soupire Fred. A l’avant, Kerstine, regard perçant et nerfs d’acier, observe le peu de poissons pris dans les mailles de l’Amazone – sobre et sombre illustration, dit-elle, des conséquences de la surpêche… Mais dans ces filets, aucun dauphin. Il est temps pour les activistes de rentrer «à la maison», c’est-à-dire sur le Sam Simon.
«Cœurs vaillants, volonté d’acier»
Depuis janvier, ce navire aux allures martiales patrouille au large de La Rochelle, avec à son bord une petite trentaine de militants engagés dans la campagne «Dolphin Bycatch». La plupart sont bénévoles : seuls quelques-uns,occupant un poste clé (notamment aux postes de commandement) sont «défrayés». L’unique uniforme de cet équipage, c’est un sweat noir frappé du logo de Sea Shepherd : une tête de mort surplombant un trident et un bâton de berger. Le Sam Simon a été racheté en 2012 au Japon par l’association, mais incognito. Car au pays des baleiniers, on n’apprécie guère cette ONG fondée en 1977 par le turbulent militant canadien Paul Watson, aujourd’hui âgé de 70 ans, et ainsi décrit sur sa page Wikipédia : «Marin, écologiste, officier de marine, criminel, pirate.»
A bord du Sam Simon se côtoient une demi-douzaine de nationalités. Chacun ici respecte sans rechigner les strictes conditions de vie : ni alcool ni tabac, répartition précise des tâches, gestion drastique des déchets, sanitaires sommaires et mixtes. Le mal de mer s’abat sur l’équipage sans distinction : tous s’attendent à y passer, mais préfèrent en rire. Comme Xyra, une Anglaise de 24 ans : «Le mieux, c’est de manger des bananes, parce qu’elles ont le même goût à l’aller et au retour.»
Depuis le poste de commandement, Thomas, 37 ans, capitaine du Sam Simon depuis 2016, scrute ses écrans à la recherche des prochaines cibles, chalutiers ou fileyeurs croisant à proximité. Face à lui, dans un coin de l’habitacle, une devise a été bombée : «Strong hearts, iron will» («cœurs vaillants, volonté d’acier»). Sans quitter son écran des yeux, il raconte : «L’université de LaRochelle vient d’annoncer que 400 cétacés avaient déjà été retrouvés échoués sur les plages depuis début janvier, soit deux fois plus que l’an passé à la même date. En 2020, ce sont 1 122 dauphins qui ont été trouvés échoués sur la façade atlantique. Et ils ne représentent qu’environ 20% des morts : les autres dérivent ou coulent.» Le lien entre ces échouages et la surpêche ne fait aucun doute pour Thomas : «La quasi-totalité des cadavres qui viennent d’être autopsiés par l’observatoire Pélagis portaient des traces de capture par des engins de pêche… Le 2 février, nos militants ont déposé des cadavres de dauphins devant l’Assemblée nationale pour dénoncer cette hécatombe dans le golfe de Gascogne. Même la Commission européenne a demandé à la France de prendre des mesures d’urgence.»
De la viande de dauphin prélevée
Assis aux côtés de Thomas, Julien, responsable des réseaux de communication, fait défiler sur son smartphone les dernières photos de cadavres de dauphins prises sur les plages par des militants. «Chaque jour, ils en postent de nouvelles, dit-il. Les échouages s’enchaînent à une vitesse effrayante. Hier, aux Sables-d’Olonne, ils ont trouvé un cadavre dépecé : un gros morceau de viande avait été prélevé. On a déjà documenté plusieurs cas comme celui-là.» Certains mangeraient donc du dauphin ? «L’an passé, quand je faisais partie des bénévoles sillonnant les plages pour signaler les échouages, j’ai vu un cadavre dont il manquait un morceau», témoigne Zoé, 24 ans. Elle se souvient aussi de ce dauphin mort sur lequel avait été gravé au couteau «Fuck Sea Shepherd». Elle murmure : «C’est dur de voir ça.»
Depuis un arrêté du ministère de la Mer publié le 27 novembre au Journal officiel et entré en application le 1er janvier, 87 chalutiers du golfe de Gascogne se sont équipés de répulsifs acoustiques : les signaux qu’ils émettent sont censés éloigner les dauphins des filets. Mais ces dispositifs, baptisés «pingers», sont décriés par Sea Shepherd car ils chasseraient les dauphins de leur zone de nourrissage. «On ne connaît ni l’impact ni l’efficacité de cette méthode, ajoute Thomas. On a d’ailleurs filmé des chalutiers équipés de pingers remontant des dauphins dans leurs filets.» L’ONG milite pour imposer des caméras à bord des navires de pêche afin de filmer la remontée des filets. «Cela permettrait d’avoir une bonne vision du problème et de trouver une solution, explique Thomas. Mais il faudrait surtout faire baisser la pression de la pêche sur les zones d’habitat des dauphins.»
Durant les prochaines semaines, tandis que certains membres de l’équipage passeront leurs nuits en mer à guetter les dauphins pris dans les filets, les autres soutiendront l’impressionnante logistique mise en œuvre autour de cette campagne. Eliott, 29 ans, fait partie de ceux qui resteront sur le Sam Simon. Dans une autre vie, il travaillait dans une agence de communication à Paris. Aujourd’hui, c’est le cuistot de l’équipage. «Il n’y a aucune frustration à ne pas participer aux opérations. A bord, chaque fonction est essentielle», commente-t-il en roulant des croissants (végans, comme tout ce qu’il prépare). «Cuisinier, c’est un poste gratifiant, on contribue à soutenir le moral des troupes… L’important, c’est qu’ici, on a tous les mêmes valeurs. On n’a pas à justifier nos choix de vie. Tout est évident», se félicite Eliott. Maïté, une trentenaire qui a quitté sans regret l’univers des chasseurs de têtes en Suisse pour ces conditions de vie spartiates, résume : «On sait pourquoi on est là. On a le sentiment d’être au bon endroit pour agir efficacement.»
«C’est ma manière d’expier mes péchés»
Sur le Sam Simon, on se lève et on se couche tôt. A 18 heures, l’équipage se retrouve dans la salle commune pour décompresser en dégustant la cuisine d’Eliott. Didier, 64 ans, retraité de la marine marchande, prend des forces avant de passer une partie de la nuit au poste de commandement. Il raconte : «Ce sont mes enfants qui m’ont parlé en premier de Sea Shepherd. Ils me disaient : “Tu devrais leur offrir tes compétences.” C’est un peu ma manière d’expier mes péchés, du temps où je contribuais à polluer l’océan… Aujourd’hui, mes enfants sont fiers de moi.» Du mécanicien au caméraman, tous témoignent de la même détermination. D’ailleurs, ils ont signé avec Sea Shepherd un engagement attestant qu’ils étaient prêts à se «mettre personnellement en danger» si leur mission l’exigeait.
Sur le pont, les manœuvres se poursuivent malgré la nuit. Michèle, une Belge de 22 ans, guide la grue qui remonte l’un des speed boats. Quand elle n’est pas à bord d’un navire Sea Shepherd, engoncée dans une épaisse combinaison étanche, Michèle enseigne la permaculture et étudie l’écologie au Portugal. «A 19 ans, j’ai tout quitté, notamment mon copain, pour m’engager dans l’association, dit-elle. En mars, pas loin d’ici, j’ai vu un requin pèlerin pris dans des filets. C’est pas beau à voir, mais on sait que ça arrive. Tout ce qu’il reste à faire, c’est agir.» Comme elle, beaucoup ont un pied dans plusieurs pays et partagent leur temps entre Sea Shepherd et une vie «normale». Lisa, 32 ans, médecin hospitalier en Allemagne, a ainsi pris un congé sans solde pour tenir le cabinet médical du bateau le temps de la campagne. D’autres ont choisi de larguer les amarres : Julien, 37 ans, autrefois chef de projet informatique dans les assurances, ou Fred, 38 ans, ancien gestionnaire d’une banque au Luxembourg… Autant de profils aux antipodes des fameux pirates qui hanteraient les rangs de Sea Shepherd. «On nous a longtemps vus comme des écoterroristes, s’amuse Rodolphe. A présent, on a acquis une vraie légitimité.» Mais pas auprès des pêcheurs : le 8 février, des projectiles tirés au lance-pierre ont à nouveau visé le speed boat. Cette fois, ils ont atteint le pare-brise et touché Rodolphe. Même pas mal. La campagne continue.
Libération 18/02/2021photo
: Le 6 février, dans le golfe de Gascogne. Des militants de Sea Shepherd approchent le bateau de pêche l’«Amazone». (David Richard/Transit pour Libération )