Chez les bonobos, la coopération s’étend au-delà de leur propre communauté. Épouillage, coalition et même partage de nourriture… Une nouvelle étude rapporte de multiples manifestations de solidarité entre groupes différents. Les explications avec Victor Narat, primatologue extérieur à l’étude.
L’étude des bonobos, Pan paniscus, et des chimpanzés, Pan troglodytes, les deux espèces actuelles les plus proches de l’être humain, fascine les chercheurs. Mais aux yeux des primatologues, le comportement des bonobos est bien plus mystérieux que celui de ses cousins. Et pour cause, il s’agit d’une espèce endémique de République Démocratique du Congo, étudiée sur moins de cinq sites d’observations seulement, quand l’aire de répartition du chimpanzé, elle, s’étend du Sénégal jusqu’à la Tanzanie.
Des chercheurs de l’université d’Harvard et du German Primate Center apportent leur pierre à l’édifice en éclairant un nouveau comportement observé à maintes reprises sur le site de Kokolopori : la coopération entre deux communautés différentes. Leurs résultats ont été publiés dans la prestigieuse revue Science.
« On peut même se poser la question d’une redéfinition du terme « communauté »
« C’est une étude impressionnante du point de vue de la collecte de données. Sur deux ans, leurs équipes sont parvenues à effectuer 702 jours d’observation ! »,
s’exclame Victor Narat, chercheur CNRS au laboratoire éco-anthropologie du musée de l’Homme, au cours d’une interview pour Sciences et Avenir.
Leur analyse confirme la tendance pro-sociale des bonobos, et en précise même les modalités. Sur deux ans, les chercheurs ont documenté 95 rencontres, qui ont duré 20% du temps total d’observation. En moyenne, les individus des deux communautés passaient 12 heures ensemble, mais cette cohabitation pouvait s’étendre jusqu’à 14 jours. « C’est considérable. On peut même se poser la question d’une redéfinition du terme « communauté », » réfléchit Victor Narat.
Le terme « communauté »
Comme les chimpanzés, les bonobos sont des espèces dites « multi-mâles, multi-femelles ». La communauté représente un groupe d’individus qui se retrouvent régulièrement ensemble. « La communauté entière ne se voit pas tous les jours, loin de là. Elle est divisée en sous-groupes dont la taille évolue constamment. C’est ce qu’on appelle la « fission-fusion », précise le primatologue. Ce phénomène est déterminé par l’abondance des ressources alimentaires. Si un arbre ne fournit pas assez de fruits pour toute la communauté, les bonobos se séparent. Ils sont même capables d’émettre des cris longue distance afin de pouvoir retrouver les autres membres de groupe et se réunir régulièrement.
Entre bonobos, des conflits peuvent éclater, même s’ils sont beaucoup moins fréquents que chez les chimpanzés. Toutefois, plus un individu coopère au sein de sa communauté, moins il a de risque d’être agressif envers des bonobos extérieurs. Il aura même tendance à coopérer avec d’autres individus investis dans leur propre groupe.
Trois niveaux de coopération
Les primatologues ont identifié trois niveaux de coopération. D’abord, l’épouillage, très fréquent chez les bonobos. Il renforce les liens sociaux. Les auteurs en recensent plus de 3 740 cas, dont 10% sont entre individus de communautés différentes. La réciprocité est souvent immédiate. « Chez les bonobos, la hiérarchie est moins stricte que chez d’autres espèces. Toutefois, même si un bonobo est haut placé dans la hiérarchie de la communauté, il s’occupera de l’individu qui vient de l’épouiller. Souvent moins longtemps certes, mais la réciprocité est constante », indique Victor Narat.
D’après leurs résultats, les bonobos pourraient utiliser l’épouillage comme un « test » de coopération. S’il n’y a pas de retour, le singe ne coopérera pas avec cet individu sur d’autres tâches.
Second degré de coopération : la coalition. Plusieurs individus s’associent pour en attaquer un autre, après un conflit par exemple. 592 cas ont été observés, dont 15% entre individus de communautés différentes. « Dans ce cas-là, il n’y a pas de réciprocité. Tous ceux qui ont participé à la coalition se considèrent comme « gagnants », »analyse-t-il.
Enfin, il arrive régulièrement qu’un bonobo partage sa nourriture avec un autre individu (650 cas recensés dont 6% entre individus de communautés différentes). « C’est une preuve de leur niveau de tolérance ! D’autant plus que la réciprocité est rare et loin d’être immédiate si elle a lieu. » Seuls 14% des binômes d’individus de communautés différentes ont bénéficié d’un partage alimentaire réciproque.
Au-delà des liens de parenté
« Les auteurs ont vérifié un point très important : les individus qui coopèrent entre communautés distinctes ne sont pas apparentés »
, note Victor Narat. En effet, il n’est pas rare que des individus d’une même famille appartiennent à des communautés distinctes. Si les mâles restent toute leur vie dans leur communauté de naissance – on parle de « mâle philopatrique » -les femelles, elles, quittent leur groupe au début de la puberté, vers 6 ou 7 ans. Elles en visitent plusieurs avant de choisir une communauté pour s’y établir.
Reste à connaître la variabilité de ce comportement au sein de l’espèce. Serait-ce la norme, ou bien l’exception ? « Sur notre site d’étude, dans la forêt de Manzano, nous menons des recherches en collaboration avec l’ONG congolaise Mbou-Mon-Tour. Bien que notre suivi soit moins intense qu’à Kokolopori, nous n’avons assisté qu’à deux rencontres entre communautés différentes, sur une dizaine d’années », compare le primatologue.
D’après le chercheur, cet écart pourrait s’expliquer par la conformation de l’habitat. Si l’étude de l’université d’Harvard porte sur deux communautés cohabitant en pleine forêt, le site de Manzano est un habitat fragmenté forêt-savane. « La connectivité est tout à fait différente. C’est peut-être la raison de la rareté des rencontres », considère Victor Narat. De nouvelles études seront donc nécessaires pour découvrir l’éventail des comportements sociaux des bonobos.
Source : Science & Avenir