Selon une étude parue lundi dans la revue «Nature Climate Change», l’Amazonie se remet de moins en moins bien des événements climatiques qui la touchent. Pour le géographe François-Michel Le Tourneau, les conséquences de ce phénomène sont mondiales.
La forêt amazonienne, plus grande forêt tropicale du monde, se rapproche dangereusement d’un point de bascule qui pourrait la conduire à devenir une savane, selon une étude publiée lundi dans la revue Nature Climate Change. Pour arriver à ce constat, les auteurs ont observé des données satellitaires de 1991 à 2016. Leur conclusion : plus des trois quarts de la forêt accusent une perte de résilience à cause de la déforestation et du changement climatique. D’après certains modèles, ce seuil critique pourrait être franchi vers 2050. Le géographe François-Michel Le Tourneau, chercheur au CNRS et spécialiste de l’Amazonie, explique à Libération les enjeux de cette nouvelle alarmante.
Cette étude démontre que l’Amazonie pourrait bientôt se transformer en savane. Comment les chercheurs sont-ils arrivés à cette conclusion ?
Dans l’étude, les chercheurs ont utilisé une méthode qui, au lieu de s’arrêter à la surface de la forêt, rentrait à l’intérieur. Ils ont ainsi obtenu une radiographie de l’Amazonie en profondeur et se sont aperçus que la situation était encore plus alarmante que ce que l’on pensait. Ce que l’étude montre, c’est que l’Amazonie perd en résilience, à savoir sa capacité à surmonter les perturbations des événements climatiques et à se défendre contre les agressions extérieures ou à se maintenir. Un écosystème résilient revient à chaque fois à son état optimal après avoir subi un stress. Habituellement quand il y a une sécheresse, les arbres sèchent mais ils sont ensuite remplacés par de nouveaux arbres dans les années qui suivent. Dans le cas de l’Amazonie, on s’aperçoit que la compétence de la forêt pour effectuer ce remplacement, et donc revenir à son optimum, est impactée depuis une vingtaine d’années. L’inquiétude actuelle, c’est qu’elle ne réussisse plus à se maintenir en tant que forêt équatoriale amazonienne et se transforme en un autre environnement, plus pauvre.
Quelles sont les différentes causes qui expliquent cette dégradation ?
Il y a deux causes majeures : la déforestation et le changement climatique. L’étude insiste sur «l’effet cocktail» des deux. Ils observent que les zones relativement loin des fronts de déforestation sont quand même impactées indirectement par la déforestation. On s’aperçoit que les actions humaines entrent dans la profondeur de la forêt et dégradent les écosystèmes même quand elles ne sont pas immédiatement au contact de certaines zones. Aujourd’hui, en Amazonie, tous les voyants sont au rouge : la déforestation est remontée à des niveaux alarmants et quand on regarde la pollution des eaux on s’aperçoit qu’il y a du mercure à pleins d’endroits à cause de l’activité d’exploitations minières. Seuls quelques endroits restent très préservés mais ce n’est pas ça qui va sauver l’ensemble.
Si ce point de non-retour venait à être atteint, quelles pourraient être les conséquences pour les équilibres climatiques ou et la biodiversité ?
Il y aura d’abord des répercussions locales. Cette savane va laisser s’évaporer moins d’eau, entraînant alors moins de précipitations, il y aura donc moins de forêt… C’est un processus qui s’auto-entretient. Ces effets catastrophiques auront également sans doute un impact au niveau régional. On sait maintenant que l’Amazonie crée des courants d’humidité dans l’air qui irriguent tout le sud du Brésil jusqu’à l’Argentine. Donc si on casse la pompe à eau amazonienne, on assèche l’agriculture de toute l’Amérique du Sud, un des premiers fournisseurs de matières premières alimentaires mondiales. Et que vont manger les vaches, les cochons et les volailles de France ou de Chine si le soja brésilien ne pousse plus ? Il y a aussi la question du carbone : la forêt amazonienne a une importante compétence de stockage de carbone. Si elle se transforme en un autre écosystème moins compétent, cela veut dire qu’une partie du carbone qu’elle stocke actuellement va être déstockée. Il va alors arriver dans l’atmosphère, contribuant au réchauffement climatique et ainsi de suite. Enfin, la forêt amazonienne est aussi ce que j’appelle une «machine à fabriquer de la biodiversité», et la dérégler, ce n’est peut-être pas ce qu’on fait de mieux en ce moment.
Ce point de bascule peut-il encore être évité ?
Point de bascule ou pas, l’urgence est de se mobiliser pour changer la manière dont on traite cet écosystème. Cela ne veut pas dire qu’il faut expliquer aux Brésiliens qu’ils doivent arrêter de déforester l’Amazonie sans leur proposer d’alternative, car c’est un discours qui n’a aucune efficacité. Ça veut dire qu’il faut sûrement davantage miser sur la coopération avec eux et essayer de comprendre leur logique pour voir comment ils pourraient procéder autrement. Typiquement, les entrepreneurs agricoles qui déforestent l’Amazonie sont dans une logique de profit. Le jour où un hectare de forêt leur rapportera plus qu’un hectare de soja, ils feront le calcul tout de suite. Il faut instaurer un dialogue pour trouver leur «point de bascule» à eux, afin qu’ils changent de méthode et d’attitude vis-à-vis de leur environnement. C’est aussi valable pour les acteurs miniers, entre autres. Mais on ne peut pas à la fois dire «il ne faut pas déforester l’Amazonie», et acheter des chaussures fabriquées avec du cuir provenant des vaches élevées en Amazonie. Marion Durand/Libération/13 mars 2022
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: Plus des trois quarts de la forêt amazonienne accusent une perte de résilience à cause de la déforestation et du changement climatique, selon une étude parue lundi. (Ricardo Belielt /LightRocket /Getty Images)