La semaine sera chaude. Nous ne pensons pas ici aux vitupérations du camp présidentiel en panique à la découverte des premiers résultats des législatives, mais à la canicule exceptionnelle que nous connaissons ces jours-ci, après les orages et inondations des dernières semaines. Dans cette ambiance de changement climatique bien réel, voire de catastrophe écologique imminente, on peut se demander pourquoi l’environnement a été si peu présent dans les discours politiques ces derniers mois. La réponse est évidente : détruire la nature, c’est notre œuvre. Et traiter la question environnementale autrement que par des mots d’ordre creux nécessite un examen honnête de ce que nous sommes – de notre nature.
L’écologie est la première préoccupation des jeunes générations qui accusent leurs parents et autres vieux (nous) de négligence criminelle envers la nature et donc eux. Les plus jeunes se sont peu mobilisés pour les dernières élections mais peut-être faudrait-il essayer un instant d’imaginer qu’ils ont raison : car après ne leur avoir offert que le choix de Macron ou Le Pen au second tour de la présidentielle, on a juste tué le débat écologique. Mais l’inaction et l’hypocrisie se paient, on le voit à la mine défaite et hargneuse d’une ministre de la Transition écologique qui incarne la politique antiécologique de la majorité présidentielle. L’association Agir pour l’environnement a classé les députés sortants, et Amélie de Montchalin est la pire : elle a agi contre… l’interdiction du glyphosate, contre l’interdiction d’épandage des pesticides à proximité des habitations, etc. Quel déni massif a pu conduire à lui donner la responsabilité d’une nature qu’elle a travaillé systématiquement à détruire ?
La question est de savoir ce qu’est cette nature. Les recherches en environnement ont pris en compte de façon renouvelée l’inscription de l’humain au sein de la nature : le monde social, ce n’est pas seulement le monde des institutions ou des cultures, il est inscrit dans un environnement, un ensemble de contraintes et données naturelles. Réciproquement, la science dite de la nature a intégré des données humaines. L’humain fait explicitement partie de la chaîne causale de la nature, par les transformations qu’il suscite dans le monde qu’il habite – et rend inhabitable. Ce qu’on appelle «global» renvoie à cette codépendance de l’humain et du naturel. Là où l’on valorisait l’autonomie, on a désormais la dépendance : transformation du rapport entre nature et culture, entre vivant et non-vivant, des hiérarchies entre les cultures ; vulnérabilités et tragédies sociales et sanitaires dessinent une cartographie qui imbrique l’humain, le social et la nature.
La philosophie antique distinguait, pour penser la morale humaine, les choses qui dépendent de nous et qui ne dépendent pas de nous. Désormais le domaine de ce qui dépend de nous est considérable… jusqu’à la menace de destruction de formes de vie humaine (comme dans The Leftovers), ou des formes de vie tout court dans les scénarios de type «fin du monde» (de Melancholia à Don’t Look Up).
La réflexion écologique a pris ses distances par rapport à la wilderness, une nature sauvage et indépendante qu’il faudrait préserver (souvent par des actions spectaculaires et viriles), et tente de faire privilégier une nature ordinaire inscrite dans la vie domestique – celle, négligée, qui émerge à la fin de Don’t Look Up. On a un environnementalisme «mainstream», celui de la protection des espaces naturels, caractéristique des élites du Nord – et un environnementalisme «du pauvre», qui se préoccupe de la pollution, des inégalités globales, des populations vulnérables. Cet environnementalisme ordinaire est celui des couches sociales les moins favorisées, racisées, dominées, et donc souvent des femmes. A ce clivage social, culturel et genré correspondent deux natures : l’une qui est «sauvage», extérieure à la société ordinaire ; l’autre est celle dont nous faisons partie, où nous avons des relations d’interdépendance et de responsabilité, et dont finalement nous dépendons.
Est-ce cela «notre» nature ? Cela pose pour finir la question de ce «nous» qui renvoie à des réalités très diverses et participe du déni des inégalités comme de la catastrophe à venir. Le développement de «nos» sociétés n’a été possible et ne peut être durable qu’au prix de l’exploitation et de l’asservissement, puis de la destruction d’une grande partie de la planète (humains, animaux, ressources). Parler de «notre nature», c’est éviter de voir ce dont nous dépendons, de voir ce qui rend notre vie possible, et que pour cela même nous ne voyons pas et négligeons. Don’t Look Up, c’est aussi don’t look down. Ce n’est pas seulement le ciel qu’on ne veut pas voir, mais ce qui est juste sous notre nez.
Source : Sandra Laugier Professeure de philosophie à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne et chroniqueuse à Libération – 15 juin
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