Face à l’urgence climatique, il est nécessaire de sortir d’une vision consensuelle de l’écologie, estime le philosophe. Il lance 35 propositions pour un «retour sur terre», dont l’instauration de quotas de consommation.
Qu’il semble déjà loin, ce «monde d’après» que l’on rêvait plus écologique. A la veille des conclusions de la Convention citoyenne sur le climat et quelques jours après un discours d’Emmanuel Macron affirmant la nécessité de la relance économique comme de l’action écologique, un frémissement semble toutefois subsister. Sera-t-il suffisant ? Non, estime le philosophe Dominique Bourg. Ancien président du conseil scientifique de la Fondation Nicolas Hulot, il a proposé (avec Gauthier Chapelle, Johann Chapoutot, Philippe Desbrosses, Xavier Ricard Lanata, Pablo Servigne et Sophie Swaton) pendant le confinement 35 propositions pour un Retour sur terre, éditées ces jours-ci aux Puf.
Des solutions concrètes, clivantes, parfois provocatrices, et très probablement nécessaires : interdiction des paradis fiscaux, mise en place de quotas de consommation, «réempaysannement» des terres, ou encore le revenu de transition écologique. Convaincu de la possibilité d’entreprendre rapidement ces changements majeurs, le philosophe souligne que nous n’avons de toute façon pas le choix : nous vivons les dernières années durant lesquelles il est possible d’éviter les effets les plus dévastateurs de la crise écologique.
Discours présidentiel du 14 juin annonçant une économie «écologique», conclusion des travaux de la Convention citoyenne sur le climat dimanche, le fameux tournant du quinquennat arrive-t-il enfin ?
Dans le discours du Président, j’ai plus entendu des intonations RN sur l’identité française, la nécessité d’avaliser en bloc notre passé, qu’une incitation à écologiser la société. Produire plus comme il l’a demandé a à voir avec la compétitivité, nullement avec l’écologie. Faut-il rappeler que durant les deux premières années de son mandat, gouvernement et majorité n’ont eu cesse de détricoter le droit de l’environnement ?
Rappelons les choses, une économie écologique est une économie avec des consommations finales dégraissées en termes d’énergie et de matières, une économie qui régénère les sols, redonne sa place au vivant et au sauvage, réduit progressivement la taille des métropoles, transforme l’urbanisme, végétalise les villes et les rend vivables en dépit des étés que nous commençons à connaître, réduit fortement le trafic automobile et aérien, etc. Rassurez-vous, quand nous y serons, cela ne vous échappera pas !
Quant à la Convention citoyenne, nous verrons bien ce qu’il adviendra de ses résultats. Les soumettre «sans filtre» au Parlement ne garantit rien, compte tenu de la majorité qui y domine. Le problème de ces expériences démocratiques, au demeurant très intéressantes, est leur articulation avec le processus de décision publique ; en l’occurrence, il n’y en a aucune, si ce n’est l’arbitraire du prince et ses promesses, quand bien même il proposerait un référendum.
J’ai par ailleurs entendu dire qu’une des propositions de la Convention pourrait être l’institution d’un médiateur pour les droits de l’environnement, comme pour les droits humains. Je viens de vous dire le sort subi par le droit en question… A ce côté brouillon, on pourrait ajouter la réforme à venir du Conseil économique, social et environnemental (Cese), où a lieu la Convention citoyenne. Lui demander d’organiser la consultation des citoyens pour construire ses avis qui sont eux-mêmes consultatifs améliorera, je n’en doute pas, la vie des Françaises et Français…
La pandémie change-t-elle quelque chose à notre appréhension des enjeux écologiques ?
Le Covid pointe le problème de la biodiversité. En la détruisant, nous entrons en contact avec les derniers refuges de la vie sauvage, et nous augmentons ainsi la probabilité de voir émerger des zoonoses. L’OMS avait déjà alerté sur ce point avec des maladies comme Ebola ou le VIH qui sont de même nature. 75% des nouvelles maladies sont des zoonoses, donc dues à notre omniprésence sur les territoires des animaux.
En revanche, la pandémie ne change pas grand-chose à la question du réchauffement climatique. La vraie rupture remonte à 2018, année où les températures inhabituelles ont permis à chacun de ressentir que dans l’hémisphère Nord, nous n’avons plus désormais qu’une saison tiède et une saison chaude. Il reste encore une toute petite fenêtre pour faire que cette dégradation ne finisse par devenir totalement insupportable et n’implique une mortalité massive, se chiffrant en centaines de millions de morts dans le monde.
Pour répondre à ces urgences, vous proposez un ensemble de mesures aussi ambitieux que clivant.
Quand Nicolas Hulot écrit, comme il l’a fait en mai dans Le Monde, que le «temps est venu» d’agir, c’est malheureusement faux ; il est déjà très tard ! Le contexte n’est plus à la simple campagne de communication : certains modèles prévoient 1,5 °C de plus en 2024 par rapport à la fin du XIXe ! Si on suit les indications du Giec et que l’on réduit de 58% nos émissions de carbone afin de tenter de ne pas exploser les deux degrés supplémentaires après 2040, la voiture électrique ou l’avion vert ne vont pas suffire. Il faut avoir le courage de dire à ceux qui travaillent dans l’industrie automobile, dans l’aviation ou dans les énergies fossiles que le nombre d’emplois devrait diminuer dès maintenant, et pas dans dix ans. Il faut aussi réduire drastiquement la circulation automobile, l’agriculture conventionnelle, combattre les îlots de chaleur que sont devenues nos métropoles. La différence de température entre Paris centre et un lieu plus végétalisé à seulement 35 kilomètres peut aller jusqu’à 8 degrés !
Concrètement, par quoi faut-il commencer ?
Il faut sortir de nos modes de vie consuméristes. Nous ne devons plus non plus «écraser la concurrence», «travailler plus» ou «produire plus», car c’est ce qui détermine les flux de matières et d’énergies dans le monde entier et détruit l’habitabilité de la Terre. Le premier instrument que l’on propose pour réduire nos consommations de biens matériels est un système de quotas : à chaque achat, grâce à une carte à puce, vous êtes défalqué de son coût en termes d’empreinte écologique et d’empreinte carbone. C’est très égalitaire, car tout le monde dispose des mêmes quotas, contrairement à la taxe qui, même avec un système de redistribution, pénalise les plus pauvres.
Un permis à polluer individuel, en quelque sorte.
Pas un permis à polluer, mais un permis à consommer. Un tel instrument permettrait de réorienter rapidement tout l’appareil de production vers un modèle plus vertueux. En effet, pour ne pas vider vos quotas, vous irez plus facilement vers des produits composés de matières recyclées, biosourcées, produites en agroécologie, ou fabriqués localement puisque, avec moins de transport, l’empreinte carbone sera moins importante. Cela permettrait de revaloriser tous les acteurs les plus avant-gardistes, les plus éco-sociaux, et reboosterait l’économie sociale et solidaire.
Ressource par ressource, il faudra donc fixer des quotas individuels. Vertigineux…
Ce qui est vertigineux, c’est la gravité de la situation écologique. Fixer ces quotas ne sera pas si compliqué : au moins dans un premier temps, on pourra les déterminer en prenant la moyenne de la consommation française, en adaptant les quantités autorisées selon le lieu où vous habitez (espaces ruraux, montagnards…) et en prenant en compte l’activité professionnelle : si vous êtes médecin, vous aurez évidemment un quota carbone professionnel. Très simple pour les achats directs d’énergie, plus complexe pour l’énergie grise [énergie dépensée tout au long de la vie d’un produit, de sa fabrication à son recyclage, ndlr] et l’empreinte écologique.
Comment s’articulent ces quotas avec l’idée de revenu de transition écologique (RTE), qui peut donner un pouvoir d’achat – et donc de consommation – supplémentaire ?
Ce n’est pas une prime à la consommation, contrairement à ce que pourrait entraîner la mise en place d’un revenu universel, car donner la même somme à tout le monde, c’est en effet faire exploser les consommations. Le RTE n’intervient que temporairement, et il n’est pas nécessairement versé en argent : il peut s’agir d’un prêt de terres pour faire de la permaculture dans une coopérative écologique. Comme son nom l’indique, il s’agit surtout d’accélérer la transition écologique en soutenant des projets ou des modes de consommation nouveaux, par exemple aider celles et ceux qui s’investiront dans le développement de l’agroécologie ou des low-tech.
Quel lien entre revenu de transition écologique et agriculture ?
D’ici vingt ans, de nombreux agriculteurs vont partir à la retraite, et vu le coût de la terre en France, il n’est pas possible de racheter les exploitations et de les convertir à un modèle agroécologique. Ce sont donc de grands groupes ou des pays étrangers qui risquent de racheter les terres. Pour éviter cela, il faudrait des prêts à un taux d’intérêt largement inférieur à ce que demandent aujourd’hui les banques. Dans ce cas, le RTE est fondamental pour permettre aux agriculteurs d’acquérir les surfaces et le matériel nécessaire, et ainsi changer de modèle de production.
Sur la question agricole, vous défendez un «modèle décarboné». Comment revenir rapidement sur des décennies de mécanisation et de recours aux énergies fossiles ?
Aujourd’hui, il faut au moins 10 calories fossiles pour produire 1 calorie alimentaire, parfois 30. Cela dérègle le climat et détruit la vie : une catastrophe totale ! Mais ne soyons pas plus royalistes que le roi, l’énergie consommée par les tracteurs ne représente qu’une part réduite de cette gabegie énergétique. Quant à la permaculture, le refus de la mécanisation est dans ses principes. Le maraîchage permacole, sur une même surface, c’est dix fois plus de rendement pour vingt fois plus d’heures de travail.
Plus généralement, nous devrions connaître des exploitations plus petites et des agriculteurs plus nombreux et mieux rémunérés. Nous avons calculé qu’il serait nécessaire que 20 à 30% de la population active travaille dans ce secteur pour qu’une agriculture ayant très peu recours aux énergies fossiles se mette en place, soit une proportion similaire à celle des années 50. La bonne nouvelle, c’est qu’il y a un appétit pour cela. La contrepartie, c’est que la nourriture sera plus chère, mais nous l’assumons : mieux vaut manger sain qu’acheter plein de babioles.
Les gens sont-ils prêts à cela ?
Plus de la moitié des Français sont aujourd’hui convaincus que nous devons tendre vers la sobriété matérielle. Ce n’est pour l’instant qu’une bascule culturelle, qui ne se traduit pas dans les faits, dans les modes de consommation par exemple. Inversement, un tiers de la population s’opposera coûte que coûte à ce changement.
En France, au Brésil, aux Etats-Unis et dans le monde entier, le noyau dur des climatosceptiques ne disparaîtra pas malgré les crises que nous traversons, car ce déni est très profond et a peu à voir avec le constat des phénomènes. Et je dirais même qu’au contraire, plus le climat sera dur, plus ces irréductibles seront attachés à leurs croyances. Une écologie irénique, consensuelle, n’a donc pas de sens.
Dans la perspective de ce rapport de force, je vois d’un très bon œil le plan de sortie de crise élaboré en commun par la CGT et Greenpeace, avec des organisations comme l’Unef, Attac ou les Amis de la Terre. Personne ne s’y attendait ! Je le prends comme un cadeau inespéré, car il est crucial que les forces populaires se joignent au mouvement écologique et y mêlent les questions sociales. Pour opérer ces changements, on ne peut pas s’enfermer dans un petit coin de l’échiquier politique. Nous ne pouvons nous contenter ni de l’écologie bobo ni des vieilles lunes socialo-marxistes.
Catherine Calvet,Thibaut Sardier / Libération, 20 juin
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: En Ariège. Photo Philippe Guionie. Myop pour Libération