Au cœur de l’Italie, sur les pentes des Apennins, un ours se tapit dans sa tanière. Pendant la saison froide, il pointe de temps à autre son museau, en quête d’eau ou de nourriture. Ursus arctos marsicanusest une sous-espèce de la grande famille des ours bruns, ceux qui hibernent, encore que les généticiens se disputent à ce sujet.
Il ne reste qu’une cinquantaine d’individus autour de L’Aquila, cette ville connue pour avoir été frappée une nuit printanière de 2009 par un tremblement de terre qui tua plus de trois cents habitants. L’ours des Apennins est inscrit sur la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature (IUCN), dans la catégorie des espèces « en danger critique d’extinction ». Il passionne Carlo Lombardi, natif de Pescara, cité côtière de l’Adriatique. Ce trentenaire en a fait un sujet de recherche photographique, de 2019 à 2021.
Le plantigrade survit dans le parc national créé en 1922 aux confins des Abruzzes, du Molise et du Latium, la région de Rome. Un territoire de plus de 50 000 hectares, constitué de forêts de hêtres. « Mon travail artistique était au départ très personnel, mais il a convergé avec les préparatifs des célébrations du centenaire du parc, programmées en 2022 », raconte le photographe, qui s’est aventuré dans ces contrées escarpées.
Archives méconnues en noir et blanc
D’abord introduit dans le parc par deux ONG, Rewilding Apennines (« Réensauvager les Apennins ») et Salviamo l’Orso (« Sauvons l’ours »), Carlo Lombardi a rapidement collaboré avec les autorités locales. Il a ainsi eu accès aux archives noir et blanc, encore très largement méconnues du grand public. « Les plus vieux clichés ont été réalisés dans les années 1930 par le premier directeur du site, dit-il. J’ai numérisé les négatifs ainsi que les diapos en vogue dans les années 1970 et 1980. »
Cette tâche a réclamé beaucoup de « discipline », souligne-t-il, et a pu remuer sa « sensibilité », car certaines images du passé peuvent aujourd’hui heurter le regard sinon le questionner. Celles, par exemple, qui montrent des cadavres de loups : à l’époque, les autorités préféraient les tuer pour protéger l’ours. Celles, aussi, où l’on voit un ours empaillé, ou une peau d’ours tannée.
Des pratiques révolues – le loup, toujours présent, est aujourd’hui ménagé. Ironie de l’histoire, les photos contemporaines peuvent à leur tour prêter à confusion, reconnaît Carlo Lombardi. Ainsi de celle du fusil, qui se trouve être une arme non létale chargée de balles en caoutchouc, dont l’usage a pour seul but d’éloigner l’animal.
Ursus arctos marsicanus est de taille relativement modeste et n’attaque jamais les humains, à l’inverse de son lointain parent, l’ours brun carnivore qui effraie les populations des Pyrénées françaises et du Trentin, à l’extrême nord de l’Italie, où il a été réintroduit.
Toutefois, s’il suit un régime végétarien composé à plus de 90 % de racines et de baies, l’ours des Apennins ne rechigne pas à avaler de temps à autre une volaille, ce qui explique sa présence occasionnelle aux abords des villages. « Les gestionnaires du parc cherchent à l’éloigner et à éviter à tout prix d’avoir à le placer en captivité, ce qui rendrait sa reproduction compliquée et tout retour à la vie sauvage quasiment impossible », précise le photographe, qui y voit une méthode « innovante »,au même titre que les transports de l’ours par hélicoptère, lorsqu’il s’agit de le replacer dans des zones non habitées.
Noyés dans des abreuvoirs
Carlo Lombardi réfute l’étiquette de « naturaliste », mais revendique « l’examen sur longue durée de l’évolution du rapport entre l’homme et la nature ». D’après lui, l’ours ne doit être considéré que pour ce qu’il est : un animal sauvage. « Je me bats contre l’anthropomorphisme qui consiste à vouloir lui donner une dimension humaine, au motif qu’on le comprendrait mieux de cette façon », confie-t-il. Du reste, c’est l’homme qui a investi le domaine de l’ours au fil du temps, et non l’inverse.
La recherche documentaire de l’Italien qui a vu l’ours des Apennins se situe aux antipodes de la pratique de Timothy Treadwell, l’écologiste américain qui prenait les ours de l’Alaska pour des camarades de jeu, au point d’aller vivre tous les étés parmi eux, dans les années 2000. Le cinéaste Werner Herzog a fait mouche en contant cette histoire vraie dans le film documentaire Grizzly Man. A la fin, l’homme finit dévoré par l’animal.
Carlo Lombardi, lui, préfère que l’homme évite à l’ours une fin cruelle. Dans les Apennins, il arrive que le brouillard égare le gros mammifère. Entre 2010 et 2019, cinq spécimens assoiffés se sont noyés dans des abreuvoirs destinés au bétail d’altitude. Les « pozza », comme on les appelle en Italie, sont autant de pièges mortels pour l’ours, comme les routes qui traversent la péninsule de part en part. Il y a deux ans, une femelle est morte la nuit de Noël percutée par une voiture, laissant son petit abandonné au milieu des bois.