En prenant en compte les invertébrés, la sixième extinction de masse des espèces est encore plus alarmante

Dans une étude publiée lundi, des scientifiques calculent que 7,5% à 13% des 2 millions d’espèces connues pourraient déjà avoir disparu depuis l’an 1500, soit bien plus que les 0,04% avancés par l’Union internationale pour la conservation de la nature.

Et si l’ampleur de la sixième grande extinction de masse des espèces était largement sous-estimée ? Et si cette crise majeure de la biodiversité, due aux dégâts infligés au vivant par les activités humaines, faisait elle aussi l’objet d’un dangereux déni, au même titre que la crise climatique ? Dans un article en anglais publié lundi dans la revue Biological Reviews, une équipe de chercheurs américains et français insiste sur la nécessité de prendre en compte les non-vertébrés (insectes, mollusques…) pour mesurer cette sixième crise d’extinction. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui et change pourtant la donne.

«Bien que des preuves considérables indiquent qu’il existe une crise de la biodiversité avec des extinctions croissantes et des abondances de populations en chute libre, certains n’acceptent pas que cela soit l’équivalent d’une sixième extinction de masse. Souvent, ils utilisent la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) pour étayer leur position, arguant que le taux de perte d’espèces ne diffère pas du taux naturel d’extinction», constatent les chercheurs.

Or cette liste rouge est «fortement biaisée» et son utilisation pour déterminer les taux actuels d’extinction «conduit inévitablement à une sous-estimation dramatique» de ces taux, estiment-ils. Car elle se fonde surtout sur l’état des populations d’oiseaux et de mammifères, parfois d’amphibiens, de reptiles et de poissons. En revanche, la liste n’évalue qu’une infime partie des invertébrés, alors qu’ils constituent la grande majorité (95% à 97%) des espèces animales connues.

150 000 à 260 000 espèces disparues depuis 1500

Les auteurs de l’étude publiée lundi se sont donc attachés à prendre en compte ces invertébrés. Ils ont analysé la situation des mollusques (escargots et limaces), lesquels ont l’avantage de posséder une coquille qui leur survit et peut donc être étudiée longtemps après leur mort, contrairement à la plupart des autres invertébrés, qui ne laissent pas de trace permettant de les étudier après leur extinction. Et leurs résultats sont saisissants.

En extrapolant leur étude sur les mollusques, les chercheurs calculent que 7,5% à 13% des quelque 2 millions d’espèces connues pourraient déjà avoir disparu de la surface du globe depuis environ l’an 1500, soit 150 000 à 260 000 espèces. C’est beaucoup plus que les 0,04% d’espèces éteintes (soit 882) de la liste rouge de l’UICN. Les scientifiques montrent aussi que le phénomène d’extinction touche davantage les terres émergées que l’océan, bien que les espèces marines subissent aussi des menaces significatives et croissantes, notamment à cause de la surpêche. Ils remarquent enfin que la crise concerne davantage les espèces insulaires que les espèces continentales.

«Les taux d’extinction actuels, en particulier chez les invertébrés terrestres, sont bien plus élevés que le taux d’extinction naturel», concluent les auteurs. Pour lesquels «nous assistons très probablement au début de la sixième extinction de masse», qui risque d’emporter homo sapiens.

«Moralement inacceptable»

Les scientifiques estiment qu’une attitude de «laisser-faire» face à la crise d’extinction actuelle est «moralement inacceptable», étant donné que «l’humanité a le pouvoir de choisir». «Nier la crise, l’accepter et ne rien faire, ou même l’accueillir favorablement en espérant en bénéficier, ne sont pas des options appropriées et conduisent la Terre à poursuivre sa triste trajectoire vers une sixième extinction de masse», écrivent-ils.

Pour les chercheurs, «les biologistes et agences chargés de la conservation font ce qu’ils peuvent, en se concentrant surtout sur des oiseaux et mammifères menacés, dont certaines espèces pourraient être sauvées de l’extinction». Mais ils se disent «pessimistes sur le sort de la plupart de la biodiversité de la planète, dont beaucoup va disparaître sans même que nous ayons eu connaissance de son existence».

Pourtant, martèlent-ils, «la biodiversité rend notre monde si fascinant, beau et fonctionnel». Il est donc indispensable, selon eux, de poursuivre les actions de préservation, de lutter contre les pressions que subit l’environnement, de cultiver l’émerveillement pour la nature et de collecter et documenter autant d’espèces que possible avant qu’elles ne disparaissent. «Les bonnes idées d’action sont nombreuses et englobent un vaste éventail de sujets, de la création d’aires protégées à la fiscalité et l’agriculture verte, mais il semble que la volonté politique fasse défaut», estiment-ils. Vu l’enjeu vital pour l’humanité, protéger la biodiversité devrait pourtant figurer au cœur des programmes électoraux et des politiques publiques, au moins autant que la protection du climat, les deux sujets étant d’ailleurs étroitement liés.

Libération / Coralie Schaub, 11 janvier 2022

publié le 11 janvier 2022 à 20h46

 

 

photo : Dans un article en anglais publié lundi dans la revue Biological Reviews, une équipe de chercheurs insiste sur la nécessité de prendre en compte les non-vertébréspour mesurer la sixième crise d’extinction. (Lionel Mawhinney/Getty Images)