Entre Sri-Lankais et éléphants, la guerre est déclarée

Dans la pointe sud de l’île, les pachydermes, dont l’habitat est grignoté, sont contraints de se rapprocher des villages pour se nourrir. Chaque camp compte ses morts.

Les villageois ont les traits tirés. Les signes de l’épuisement physique, dans le conflit qui les oppose aux éléphants. Ils ne dorment plus, contraints de passer leurs nuits à faire des rondes autour du bourg et de ses terres pour s’assurer que l’animal ne détruira pas un hectare de culture supplémentaire ou ne piétinera pas les maisons. Au moyen des bruits de pétards ou de moteurs de tracteur, ils tentent de tenir la bête à distance des zones habitées et cultivées jusqu’à l’aube, parfois même jusqu’à ce que le soleil atteigne son zénith, car c’est dans les heures où il fait encore bon qu’elle cherche à se nourrir, jusqu’à fouiller de sa trompe dans les réserves des greniers.

La construction en cours, à quatre kilomètres seulement, d’une autoroute pour relier la capitale Colombo à la pointe sud du Sri Lanka, a coupé le territoire d’un groupe d’une quarantaine de pachydermes, les bloquant de ce côté où ils n’ont plus d’autre option que de se rapprocher des habitations humaines pour se nourrir.

Fierté de l’île

Au Sri Lanka, le conflit qui oppose l’homme à l’éléphant est de plus en plus aigu et le village de Madunagala est en ligne de front. La déforestation, pour des motifs économiques, ne cesse de réduire l’habitat de l’animal qui pourtant fait aussi la fierté de l’île. On construit des autoroutes entre la capitale et les villes du centre et du sud. On étend les plantations de thé, de noix de coco, de banane ou de mangue pour développer le revenu local. Les fermiers sont tentés de se lancer dans l’élevage bovin, pour sa rentabilité.

A la pointe sud, on a inauguré un port industriel, un immense centre de conférences et un aéroport – qui n’est parvenu à attirer aucune compagnie aérienne – sur les terres jusqu’alors couvertes par la forêt. Dans le nord, des terres ont été reprises depuis la fin de la guerre civile en 2009, alors qu’en trois décennies de conflit entre l’armée régulière et la guérilla des Tigres tamouls, les éléphants s’étaient installés dans des zones où l’homme avait dû reculer.

En conséquence, la cohabitation s’est envenimée, au point que les villageois qui portaient l’emblématique animal dans leur cœur sont devenus ses assassins. Un fermier de 68 ans, cheveux blancs, chemise bleue fatiguée, explique – à condition que l’on taise son nom, on le surnommera Anil – comment il s’est malgré lui improvisé poseur de bombes artisanales dissimulées dans les arbres. Tuer un éléphant peut valoir une longue peine d’emprisonnement. L’éléphant d’Asie est placé sur liste rouge des espèces en danger d’extinction. L’ancienne Ceylan, avec entre 6 000 et 7 500 spécimens, est le pays à la plus dense population de ces pachydermes du continent.

« Briseur de mâchoire »

Depuis une insurrection marxiste et sa féroce répression à la fin des années 1980, les habitants de cette région méridionale ne sont plus autorisés à s’armer de fusils, et de toute façon il faut un tir précis pour abattre un éléphant. Alors les villageois se replient sur une arme dissuasive mais cruelle, connue sous le nom de hakka patas, ou « briseur de mâchoire », et utilisée traditionnellement contre les sangliers. Ils mélangent une charge de poudre à une grosse poignée de cailloux et placent le tout dans une pastèque à moitié vidée, calée ensuite entre deux branches. L’engin explosera dans la gueule de l’animal qui croira se délecter, l’affectant au point qu’il ne pourra plus se nourrir et mourra ainsi de faim, plus tard et plus loin. « Ils agonisent ailleurs. Il y a six mois, j’ai découvert un cadavre, il avait la mâchoire et la trompe ravagées, dit Anil. L’éléphant reste notre ami, mais pour ceux qui s’approchent de chez nous, il n’y a plus d’autre choix. »

Chaque camp, défenseurs de la faune sauvage et habitants désespérés des villages, compte ses morts. Il y a dix ans, c’était autour de 70 humains tués chaque année, mais plus de 80 les années récentes, pour atteindre 100 victimes en 2019. L’année 2018 avait vu pour la première fois le nombre d’éléphants tués dépasser les 300, pour atteindre 319. A la mi-décembre 2019, on en comptait 360 en quasiment un an. En septembre, sept bêtes étaient retrouvées empoisonnées dans le centre-nord du pays. « Il y a un mois, un type vivant à 2 km d’ici a été tué alors qu’il nettoyait son jardin », raconte Anil.

Les agents de la protection de la vie sauvage sont débordés face aux appels à la rescousse des habitants des zones les plus exposées. « On fait ce qu’on peut, avec des flashs de lampe torche, des pétards et fumigènes ou en tirant en l’air », relate Ajith Gunathunga, en chemise de ranger dans la réserve de Bundala, qu’il est chargé de surveiller. « L’habitat de l’éléphant se réduit et la situation s’aggrave de jour en jour », déplore cet homme qui a vingt ans de métier.

Son équipe organise des séminaires de sensibilisation dans les villages de la région, pour dissuader les résidents de tuer. Mais avec un succès limité. Outre les pastèques ou courges explosives, l’usage de poisons se répand, de même que celui de pieux plantés dans une planche de bois puis dissimulés à la verticale sous les feuilles aux abords des zones habitées : ils s’enfoncent dans la patte de l’animal, qui mourra de ne plus pouvoir se déplacer et s’alimenter une fois que la profonde blessure se sera infectée.

Parcs nationaux saturés

Face à l’aggravation de ces conflits, la principale solution gouvernementale a consisté à déplacer les éléphants problématiques dans des parcs nationaux. Mais ceux-ci sont désormais saturés et poursuivre cette politique expose les éléphants au risque de mourir affamés, explique Prithiviraj Fernando, directeur du Centre de conservation et de recherche, spécialisé dans la protection du plus gros mammifère terrestre d’Asie. L’Etat a également commencé à distribuer des feux de Bengale et d’artifice pour faire fuir l’éléphant dans les communautés les plus exposées. « Mais ces solutions ne répondent au problème que du point de vue des humains, souligne M. Fernando. On harcèle les éléphants, puis on les déplace dans une zone où ils vont mourir de faim. »

Sur la moitié de la superficie de l’île, l’homme et l’éléphant doivent coexister. La seule réponse durable, ajoute ce spécialiste parmi les plus reconnus du pays, est de penser comment vivre ensemble et non de continuer à bloquer de plus en plus l’animal dans des réserves. Elle passe par un développement compatible avec l’animal – des autoroutes dotées de surélévations régulières pour que le pachyderme passe sous le pont – alors que trop souvent on coupe d’un trait les espaces d’un groupe d’éléphants. Et par l’installation, devenue inévitable, de clôtures électriques pour protéger les humains et les exploitations agricoles. « Il va falloir apprendre à cohabiter, à se partager le territoire », conclut M. Fernando.

Le Monde/8 janvier

 

 

photo : Le cadavre d’un éléphant retrouvé par des villageois de Sigiriya, à 177 km au nord de Colombo, la capitale sri-lankaise, le 27 septembre 2019. AFP